Joan Crawford, Sterling Hayden et Mercedes McCambridge se battent dans Johnny Guitare, un western pas comme les autres.
Comme son nom ne l'indique pas, Joan Crawford, immense actrice qui a marqué au fer rouge le Hollywood d'hier, en tant que comédienne et femme.
Parmi la masse des westerns sortis dans les années 50 (Nicholas Ray a trouvé une place parmi les classiques du genre.
Retour sur ce western féministe avant l'heure, et son importance dans le genre et la carrière de Joan Crawford.
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JOAN TROP FORTE
Pour parler de Johnny Guitare, il faut parler de Joan Crawford. Et pour parler de Joan Crawford, il faut revenir à Lucille Fay LeSueur, la femme derrière la star. Car derrière les dorures de l'âge d'or d'Hollywood, il y avait une machine de guerre, qui avalait et remâchait les actrices. Leur apparence, leur nom, leur rôle public : tout était testé, décidé, assigné.
Lucille Fay LeSueur est née en 1904, mais Joan Crawford a été créée en 1925, lorsque le studio MGM lançait un concours dans Movie Weekly pour trouver le nouveau nom de l'actrice. A la clé : 1000 dollars. "Je suis assez excitée par ce concours pour me trouver un nouveau nom", disait la principale intéressée dans les pages du magazine.
Mais ne vous fiez pas à la tendre obéissance médiatique. Joan Crawford a mené sa carrière avec une détermination folle, surmontant les échecs, les époques, et les contrats brisés. Elle a elle-même trouvé son allure, son maquillage, son personnage public.
Quand le cinéma parlant est arrivé, la star du muet utilisait sa voix pour prendre la vague moderne. Quand le studio MGM l'a libérée de son contrat après 18 ans de collaboration, elle se réinventait chez Warner Bros. Quand tout le monde la disait finie, elle choisissait un rôle pour finalement gagner son premier Oscar, pour Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?.
Mildred Pierce, rôle refusé par beaucoup d'actrices à l'époque
Une citation bien connue du scénariste Frederica Sagor Maas résume la force de l'artiste : "Personne ne voulait faire de Joan Crawford une star. Joan Crawford est devenue une star, parce que Joan Crawford a décidé qu'elle deviendrait une star."
Dans les années 50, lorsque Johnny Guitare arrive sur sa route, Joan Crawford écrit déjà sa propre histoire. Avec un Oscar en poche et une autre nomination pour La Madone gitane. C'est une revanche symbolique pour celle que le studio avait abandonnée dix ans plus tôt, suite à plusieurs échecs en salles - symptôme d'une époque où les stars étaient faites et défaites au gré des fluctuations du box-office.
Le cadre/le saloon/le film est à moi
WES-TERNE
Rien ne destinait Joan Crawford à croiser la route du western, parce que le genre était très largement occupé par les hommes. Il y avait bien eu quelques tentatives, comme La Blonde du Far-West en 1954.
Une femme s'est véritablement imposée : Anthony Mann, elle incarne la fille d'un riche propriétaire, dont elle a hérité de la force et la détermination. Elle n'est pas là pour être aimée et aimable.
Joan Crawford est de la même trempe dans Johnny Guitare. Tenancière d'un casino-saloon, Vienna est une femme complexe, tour à tour sensible et autoritaire, qui dicte ses propres règles. Dans une Amérique sur le point de basculer dans la modernité avec l'arrivée des lignes de chemin de fer, elle a construit son établissement au milieu de nulle part, pour se préparer à ce train qui enrichira la zone.
Image emblématique du féminin dans le western
Parce qu'elle est ambitieuse et différente, les locaux la voient d'un mauvais oeil. Parce qu'elle sert volontiers à boire au Dancing Kid et sa bande de petites frappes, elle reste en marge de cette petite communauté bien rangée. Et parce qu'elle voit en elle une rivale, la puissante Emma Small (Mercedes McCambridge) se bat pour qu'elle parte, de préférence avec la corde au cou.
Mais jamais Vienna ne cherche à être aimée (même si ça arrivera) ou sauvée (idem). Elle n'est niCaptive, ni maman, ni putain, ni mariée. Elle existe au-delà de son amour pour Johnny Guitare, sa rivalité avec Emma, et les guerres des hommes et bandits. L'absence d'un père ou d'une figure masculine pour l'aiguiller, l'éduquer ou justifier sa personnalité n'est pas anodine. Et dans les années 50, c'est tout sauf ordinaire.
FEMMES au bord de la crise de guerre
Vienna est sans surprise caractérisée par sa masculinité, comme explicité par l'un de ses employés, iratif, mais désarçonné : « J'ai jamais vu une femme aussi masculine. Elle pense et agit comme un homme. Parfois, elle me fait douter de moi ! ». Et c'est là que la réalité ret la fiction et que Johnny Guitare devient un symbole. Car c'est Joan Crawford elle-même qui a régné sur la production, et demandé à avoir le rôle de "l'homme".
C'est le scénariste Philip Yordan qui a raconté comment le film a échappé de peu au désastre, notamment lors d'une interview avec The Los Angeles Times, en 1988. Amené en urgence sur le plateau en Arizona, il se retrouve face à une Joan Crawford qui ne veut plus du scénario, et un Nicholas Ray qui a quasiment abdiqué. Le réalisateur est au bout du rouleau, mais il est incapable de quitter le projet à cause de ses problèmes d'argent.
L'actrice a alors un pouvoir immense : elle avait acheté les droits d'adaptation, les avait amenés au studio Republic Pictures. Sans elle, tout s'écroule.
"C'est ton nom, mais c'est mon film"
Crawford a subitement décidé que le scénario Johnny Guitare, écrit par l'écrivain Roy Chanslor, n'est pas à la hauteur : elle veut "jouer l'homme", et veut tuer elle-même sa rivale à la fin. Yordan réécrit donc dans l'urgence la plus totale, pour sauver la situation. Vienna en ressort plus grande, plus déterminée, plus moderne.
En réalité, ce changement est au moins en partie lié à la rivalité très médiatisée entre les actrices Joan Crawford et Mercedes McCambridge. La légende a pris le relais sur les raisons de cet orage : McCambridge mariée à un ancien amant de Crawford, Crawford en couple avec le réalisateur, Crawford tyrannique, pas mal d'alcoolisme rampant chez tout le monde... Un joyeux cirque symptomatique d'une époque où la compétition entre les actrices était alimentée et utilisée par les studios, et certainement par les femmes elles-mêmes. C'était le moteur du scénario, et c'est devenu celui du film lui-même.
DU-ELLES
Mais en voulant défendre son territoire par ego, Joan Crawford a créé autre chose, qui la dée : un film où le féminin est partout. Car donner plus d'ampleur à Vienna, c'était aussi donner plus de force à Emma. Par accident ou par volonté, elle a permis aux deux rôles de grandir, et a transformé Johnny Guitare en duel de femmes, où les hommes sont relégués au second plan.
Vienna n'a pas peur de s'interposer lors du braquage. Elle ne tremble pas lorsqu'elle avance vers son exécution. Elle ne pleure pas lorsque sa vie part en fumée avec le saloon. C'est incontestablement une grande héroïne, qui a tant bien que mal dompté ses émotions - comme un homme de western.
Mais Emma est également une force de la nature. Son moteur est la jalousie, la haine, la violence, et rien ne l'arrête. Elle mène les hommes de loi, elle emmène la cavalerie, elle trouve le repaire des bandits. C'est elle qui achève son projet de destruction en mettant le feu au saloon, et c'est elle qui accepte de se salir les mains quand personne n'ose donner le coup fatal à Vienna.
Bien sûr, la mise en scène sert d'abord Joan Crawford, présentée d'emblée comme l'instance supérieure, littéralement au-dessus de tout le monde depuis son étage. Elle occupe souvent seule le cadre, face à la masse des autres. C'est son film, et sans elle, Johnny Guitare n'existe pas.
Mais la caméra de Nicholas Ray filme également Emma comme une femme extrêmement forte et intelligente. Quand les hommes hésitent et baissent les yeux, elle garde la tête haute, et défie Vienna du regard. Quand il faut des mots pour renverser la situation, elle les manie avec précision. Et quand il faut sauter sur un cheval ou sortir un flingue, elle n'hésite pas un instant. L'image d'Emma qui vient arrêter Vienna est chargée de sens : elle est à la tête de la pyramide masculine, de cette masse d'hommes quasiment sans identité, et tous interchangeables dans leurs costumes. Plus rien n'existe hormis ces deux femmes, construites en miroir.
Le climax est la démonstration ultime de cette double force féminine. Sous le regard silencieux d'une troupe d'hommes cachés derrière les broussailles et les rochers, Vienna et Emma s'affrontent. Ce cabanon au sommet d'une colline est une scène de théâtre, et les cowboys sont simples spectateurs, dans leur bac à sable. Dans la plus pure tradition du western, les deux femmes se retrouvent nez à nez, les balles fusent, et c'est Vienna qui sauve la situation - et l'homme qu'elle aime.
Johnny s'en va-t-en FIER
Même s'il respecte les codes du western classique, jusqu'au dernier plan dédié à la romance, Johnny Guitare multiplie les degrés de lecture. Quand Johnny demande à Vienna de lui mentir, et qu'elle répète un par un tous ces parfaits mots mélancoliques, c'est une magnifique image de l'actrice. Elle dit son texte, écrit par un homme, mais elle l'habite de toute sa force intérieure, jusqu'à le tordre entièrement. Ou comment mettre en scène, en quelques instants magnifiques, la puissance incorrigible d'une star de la trempe de Joan Crawford.
Difficile aussi de ne pas penser au Maccarthysme face à cette histoire de villageois qui cherchent puis traquent des coupables idéaux, dans une hystérie de masse lourde de sens. Lorsque Johnny Guitare sort en 1954, l'Amérique est encore secouée par des années de chasse aux sorcières, où le sénateur Joseph McCarthy a voulu débusquer les communistes et ennemis censés être cachés dans les vertes prairies de l'oncle Sam. La terrible scène où Emma force les aveux du pauvre Turkey, figure de l'innocence même qu'elle n'hésitera pas à faire exécuter juste après, est déchirante.
Le Kid tiraillé entre les femmes
Cette complexité derrière les apparences a largement contribué à propulser Johnny Guitare parmi les classiques au fil des années. Martin Scorsese est encore celui qui en parle le mieux, dans la présentation d'une édition DVD restaurée : "C'est l'exemple même d'un film mineur qui a grandi jusqu'à devenir un classique. Sa lecture moderne a permis de nombreuses interprétations, du féminisme au sous-texte freudien dans la sexualité perverse qui le traverse. (...)
Je me souviens de la première fois où je l'ai vu. J'ai aimé, mais aux États-Unis, tout le monde s'attendait à un western. Johnny Guitare a l'air d'un western, ressemble à un western, mais les gens ne savaient pas quoi en penser, donc il s'en sont moqués ou l'ont ignoré. Au contraire, en Europe, il a été sorti de son contexte américain et vu comme un tout autre film, et ce qu'il est : un film intense, non conventionnel et stylisé, plein d'ambiguïtés et sous-textes, qui le rendent extrêmement moderne."
Et il suffit de voir où Johnny Guitare a ressurgi pour réaliser son impact. Godard le fait citer par ses personnages dans Jean Renoir. Le film a même eu droit à une version à Broadway en 2004.
Ce regard imperturbable de Mercedes McCambridge
Pas d'Indiens, pas de grandes guerres, pas de périple, peu de vastes paysages : Johnny Guitare n'est pas un western classique. Aux extérieurs exaltants de l'Amérique, il préfère l'intériorité orageuse des personnages. Aux hommes virils de premier plan, il préfère les héroïnes féroces. A la romance incontournable, il préfère la violence de l'affrontement féminin.
Visuellement, le film dénote avec ses couleurs radicales et parfois excessives pour l'époque, donnant à ce saloon une atmosphère étonnante. Le travail sur les costumes de Sheila O'Brien est à ce titre remarquable : tandis qu'Emma est rongée par sa soif de violence et abandonne les couleurs pour finir en noir, Vienna réapparaît dans une robe blanche immaculée incroyable, comme une page blanche de pureté morale qui sera souillée par le sang, les flammes et la rage de son adversaire.
Le nom de Joan Crawford est en haut de l'affiche, car Johnny Guitare est son film, et il pourrait être richement analysé rien qu'à ce titre. Mais c'est bien plus encore, et c'est pour ça que ce duel au soleil entre deux femmes, avant-gardiste et tragique, traverse les époques.
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Moins surprenant que ce à quoi je m’attendais, mais beau western bien immersif avec un partie huis clos assez phénoménale.
Nicholas Ray a un filmo assez chouette, voir exceptionnelle. Je viens d’ailleurs de récup en DVD le Nick’s Movie co realisé avec Wim Wenders alors que Ray était malade et mort quelques temps après. Curieux de découvrir cet Objet à part.
Ce genre de film dont on ne se lasse pas… dialogues au rasoir, situations tendues, musique inoubliable… Une grande réussite.
Top ! Super article