Mickey Rourke sur le devant de la scène, ou plutôt du ring, ce qui n'a pourtant rien d'une belle histoire à la Rocky Balboa.
Difficile de séparer le mythe, le schéma narratif du combattant sur le retour ou de l'outsider en rédemption de Sylvester Stallone de celui de son homologue fictif, Rocky Balboa. Du premier film de 1976 au dernier volet de 2008, la série de films sur l'Étalon Italien s'est imposée comme la saga de sport ultime, la référence officielle ou officieuse de nombreux longs-métrages de sports de combat (Fighter, Real Steel, Warrior) ou d'autres disciplines comme le bobsleigh dans Rasta Rockett (oui) ou la course automobile dans Driven, avec Stallone à l'affiche pour mieux forcer le rapprochement.
Cette assimilation presque instinctive à Rocky peut être flatteuse ou recherchée, mais aussi réductrice, voire insensée, comme pour The Wrestler, réalisé et écrit par Darren Aronofsky. Mickey Rourke y incarne une vieille gloire du catch qui après une vie d'excès remonte sur le ring pour un ultime match. Sur ce simple pitch, la comparaison paraît évidente. Surtout que, comme le premier Rocky Balboa, vu qu'il s'agit d'une autre icône démodée qui veut retrouver les honneurs en montrant qu'elle peut toujours encaisser les coups.
La caractérisation de Randy, ce bon gars un peu simplet qui a fait tous les mauvais choix, n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle de Rocky. Comme un clin d'oeil involontaire, les scènes de combat ont même été tournées à Philadelphie, la ville emblématique de la franchise de boxe. Cependant, à bien des égards, The Wrestler est construit en totale opposition à Rocky et Rocky Balboa, s'érigeant comme leur versant tragique et leur relecture la plus nihiliste.
De bad father au bad de Mother
POING DE DÉPART VS POING FINAL
Rocky est l'histoire d'un diamant brut qui, à mesure qu'il est taillé, se révèle de plus en plus solide et brillant. C'est un conte de fées protéiné sur une Cendrillon à gros bras qui baigne dans le sang et la sueur autant que dans la crasse. C'est aussi et surtout la révélation de Sylvester Stallone, et donc le sacre d'une double légende. Et c'est là la première divergence majeure avec The Wrestler qui emprunte le chemin opposé. Au premier abord, la genèse des deux films et leur dimension méta semblent pourtant aller dans le même sens.
Le rôle de Randy a été écrit pour Mickey Rourke de la même façon que celui de Rocky a été écrit pour (et par) Sylvester Stallone. Dans les deux cas, les producteurs ne voulaient pas qu'ils soient les têtes d'affiche, préférant des acteurs plus populaires (Nicolas Cage dans le cas de The Wrestler) alors même que les deux personnages étaient intrinsèquement liés à leur vie.
Plus tellement une gueule de porte-bonheur, surtout pour les producteurs
Pour Stallone, Rocky a d'abord été un tremplin après des débuts compliqués, puis l'occasion de se remettre en selle au milieu des années 2000 après un long age à vide. Pour Mickey Rourke, The Wrestler était une sorte de chant du cygne plus qu'une réelle renaissance après une perdition de presque 15 ans.
Acteur prodige dans les années 80 grâce à Rusty James, Le pape de Greenwich Village ou L'Année du dragon, l'ancien élève de l'Actors Studio a vu sa popularité descendre en flèche au tournant des années 90, au moment où il est entré en conflit avec le producteur Sam Goldwyn Jr. et s'est perdu dans la drogue, l'alcool, la violence et les mauvais comportements en tout genre. À presque 40 ans, las des plateaux de tournage où il était de moins en moins le bienvenu, Mickey Rourke a donc entamé une carrière de boxeur professionnel (un sport cathartique qu'il pratiquait depuis son adolescence). De quoi renforcer un peu plus le faux parallèle avec le boxeur de Philadelphie.
La réalité de Rourke est toutefois moins belle que la fiction de Stallone. Cette parenthèse professionnelle lui a laissé de lourdes séquelles physiques, notamment sur son visage, méconnaissable à force de coups et de chirurgies. Quand il a tourné The Wrestler, c'était donc un homme de plus de 55 ans, brisé et complexé qui ne voulait pas revivre sa honte et les pires moments de sa vie à travers ce personnage miroir.
Une différence notable par rapport à Stallone qui en 2006 avait à coeur de prendre sa revanche et de refaire ses preuves après sa traversée du désert. Même s'il était réticent à l'idée de se lancer, Mickey Rourke a finalement accepté le rôle et mis sa souf et son visage amoché au service de ce rôle, celui de sa vie, qui lui a valu sa première et dernière nomination aux Oscars en plus d'un lion d'or à la Mostra de Venise pour Darren Aronofsky.
Une même rage, mais pas de vaincre
AMERICAN NIGHTMARE
Là où Rocky colle à la trajectoire de Stallone (et inversement), Randy se distancie de la rédemption de son interprète (même s'il est depuis revenu aux productions anecdotiques et sorties DTV) en refusant la seconde chance qui lui est offerte, en n'acceptant pas la main qui lui est tendue. Il replonge littéralement tête baissée dans ce qui l'a consumé corps et âme, tel un bélier décorné qui fonce droit dans le mur. Si Rocky est une naissance à double sens (et Rocky Balboa une double résurrection), le film d'Aronofsky est à l'inverse une lente agonie, une autre descente aux enfers après Requiem for a Dream avec lequel il partage bien plus de points communs.
Cette course diamétralement opposée e également par la narration, linéaire et ascendante dans Rocky pour lui ouvrir la voie, et circulaire dans The Wrestler pour le laisser dans une ime. Le film commence et se termine sur des éléments de son é, en l'occurrence sa victoire contre l'Ayatollah qu'il rejoue désespérément à la fin. Il ne s'agit dès lors plus de construire ou de redonner du sens, mais de tout dynamiter en refusant de se tourner vers l'avenir et un bonheur à portée de main.
Ce bonheur à portée de main qu'il renonce à saisir renvoie plus symboliquement à l'effondrement du rêve américain et de toutes les valeurs idéalistes transmises dans Rocky. En ant plus de temps derrière les cordes qu'à l'intérieur, The Wrestler s'intéresse tout autant à la fracture sociale du pays, à la précarité des classes populaires et aux marginaux impossibles à réhabiliter dans un pays bâti sur des mirages autant que sur des mythes.
Le scénario de Rocky n'est pas simpliste. À travers le cynisme d'Apollo Creed et de ses agents, il pointe du doigt l'instrumentalisation de cet "American Dream" et le statu quo derrière le principe fumeux de méritocratie ou de "self made man". C'est en réenchantant ce qui a été désenchanté, en purifiant des valeurs corrompues qu'il riposte et fait riposter les prolétaires humiliés et écrasés par le système.
Randy, lui, démontre que l'idée de s'accrocher à ses rêves et de voir un jour ses efforts payer est parfaitement illusoire, préférant rester dans le cynisme duquel s'extirpe Stallone. Cela va de pair avec Cassidy, la stripteaseuse jouée par Marisa Tomei, bloquée entre un métier duquel elle est rejetée du fait de son âge, et son rôle de maman qui l'oblige à subir les humiliations tête baissée pour gagner de quoi subvenir à ses besoins.
Loin d'Adrian et loin de Randy
THE EYE OF THE blind TIGER
Forcément, étant donné cette opposition idéologique entre les oeuvres, les motivations des deux personnages sont elles aussi en parfaite contradiction. S'il se bat dans un premier temps parce qu'il ne se pense pas capable d'autre chose, Rocky finit par enfiler ses gants pour gagner sa propre estime, pour se prouver qu'il vaut quelque chose, qu'il n'est pas "une autre cloche du quartier". Il accepte le combat parce qu'il a tout à y gagner. Randy quant à lui, monte sur le ring parce qu'il n'a plus rien à perdre, parce qu'il pense que sa mort en tant que Randy aura forcément plus de sens et de valeur que sa vie en tant que Robin, celle où il a n'a essuyé que des défaites et du mépris (notamment de la part des clients du supermarché).
La scène où Randy danse avec sa fille Stéphanie (Evan Rachel Wood) dans un bâtiment en ruines, à l'image de leur relation, pourrait renvoyer à la scène de patinoire avec Adrian. C'est un premier rapprochement salvateur et encourageant des deux côtés, mais ce n'est malheureusement pas le début d'une belle histoire pour Randy. Ce moment suspendu, presque miraculeux avec Stéphanie n'est pas là pour lui donner de la force, mais pour mieux l'accabler et le culpabiliser.
Là où Rocky se construit dans l'altérité, Randy dépérit donc dans la solitude. Il n'a pas réussi à s'impliquer suffisamment pour renouer avec sa fille comme Rocky s'est rapproché de son fils et ne s'est pas accroché à Cassidy. Si Adrian s'avance en courant vers Rocky et lui confesse son amour, Cassidy (qui suit elle aussi le chemin inverse d'Adrian) s'éloigne donc de Randy et disparaît du cadre lors du match final, qui n'a plus rien de galvanisant, mais de profondément triste. Il s'est rangé du côté des organisateurs et promoteurs qui le considèrent comme un produit, un bien dont ils peuvent disposer moyennant quelques dollars.
S'il semble un temps apprécier son petit boulot au supermarché et décidé à se reprendre en main, il rebascule dans la violence et les effusions de sang volontaires dès qu'un client qui l'a reconnu lui soutient avec insistance qu'il est bel et bien Randy le Bélier. Il comprend alors amèrement qu'il ne sera reconnu qu'en tant que tel. Il ne rejette pas son déterminisme, il ne combat pas la fatalité à grands coups de poing tel un David héroïque contre Goliath. Il la salue comme il salue la foule à la fin. The Wrestler n'est donc pas une quête de rédemption, mais plutôt de damnation.
DEUX SALLES, DEUX AMBIANCES
En plus d'incarner respectivement l'espoir et la résignation, Rocky et The Wrestler se concentrent sur deux disciplines qui elles aussi se ressemblent, mais n'ont finalement pas grand-chose à voir : la boxe et le catch. Si Rocky présente une vision fantasmée de la boxe, forcément chorégraphiée et intensifiée pour des besoins cinégéniques, The Wrestler tire parti de la part d'artificialité et de l'invraisemblance qui donnent au catch sa définition.
L"imagerie du catch extrême avec fils barbelés, clous et vrai sang, est forcément plus saisissante et volontairement outrancière que celle de la boxe, qui devient parfaitement acadabrantesque dans les films Rocky. Le réel est abandonné au profit du seul fantasme, en particulier quand Randy entre dans le supermarché comme il entrerait sur un ring, là où le pur fantasme voudrait se faire er pour le réel dans Rocky. De plus, si l'Étalon Italien transforme le show voulu par Creed en véritable combat, le catch, par essence, transforme les combats en spectacles écrits d'avance, faisant des lutteurs nos gladiateurs des temps modernes.
Cela s'inscrit aussi dans la chair des deux antihéros. Là où Rocky se forge un corps puissant de héros reaganien capable de repousser toutes les limites (lésions cérébrales comprises), le corps filmé de près et le coeur de Randy le lâchent progressivement et lui prouvent qu'il ne peut pas déer ses propres limites, qu'il n'est pas ou plus un surhomme.
Mais comme un boeuf qui se serait persuadé d'être heureux d'aller à l'abattoir, il accepte contre tout bon sens de rejouer son match mythique contre son ancien adversaire, sachant qu'il y laissera son coeur (la seule chose qu'il a a encore d'après lui). Là où l'espoir et le courage priment dans Rocky, c'est donc le désespoir et le déni qui gagnent dans The Wrestler.
Là où Rocky commence sur une inégalité (Creed étant plus fort que Rocky) et se termine sur une mise à égalité, The Wrestler n'invoque que l'injustice. Ses victoires comme ses défaites ne lui appartiennent pas, il n'a aucune emprise dessus. Il lui faut "simplement" assurer le spectacle, aller "volontairement" dans l'extrême pour contenter un public de plus en plus exigeant. Le fait de "tenir la distance" n'a plus rien d'inspirant, car il n'y a rien à la clé sinon le contentement momentané d'une foule cannibale et une mort sous les applaudissements.
Cette absence de réelle adversité, de vrai déement de soi, s'incarne aussi bien sur le ring, où seuls les autres catcheurs prêtent attention à l'état de Randy, mais aussi lors de sa séance d'entrainement en contradiction avec celles des Rocky. Là où l'Etalon Italien mise sur la force et l'endurance, le catcheur lui axe tout sur l'apparence et le superficiel : il se teint les cheveux, se met de l'autobronzant, se rase les jambes, soulève quelques haltères pour la forme et se pique aux stéroïdes, forçant plus la pitié que l'empathie.
C'est là aussi le sadisme du film. Si on veut voir Rocky gagner, si on croit qu'il peut effectivement tenir la distance, on ne veut pas que Randy y retourne, car on sait parfaitement que celui-ci sortira perdant quoiqu'il arrive, qu'il ne tiendra pas la distance, ce que la fin éthérée, presque pudique suggère magnifiquement.
The Wrestler est par ailleurs le film le plus épuré de Darren Aronosfky, qui a laissé de côté ces excentricités filmiques, comme pour mieux refléter la réalité morne et inerte de Randy, loin de l'euphorie et de la mise en scène sensationnaliste de la discipline. C'est pour cette raison que The Wrestler, s'il n'est pas complètement un OVNI dans sa filmographie, est le long-métrage qui a tendance à être oublié, et donc celui dont on se devait de reparler.
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Très belle critique.
Les films de Darren Aronofski sont de très grosses expérience pour moi.
A 2 exceptions près, je n’ai vu chacun de ses films qu’une seule fois (sauf Mother et Thé Wale pas encore vu).
Chaque fois, c’est d’une grande intensité.
Tellement fort que les voir une fois me suffit : je ne les oublie pas.
The Wrestler, c’est exactement ça.
Puissant, déprimant, négatif…
Mais une belle leçon de cinéma !
Dernier grand rôle de Stanley White…euh Mickey! Merci Darren!
Un film que j’ ai lancé un soir en me disant : « pff, un film sur les catcheurs… Aucun intérêt »
Je me suis pris une bonne baffe. Superbe film, très touchant, très juste
Superbe film intimiste.