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Dirty Dancing : comment le film culte a évité la censure et le désastre

Par Déborah Lechner
11 janvier 2024
MAJ : 12 février 2024
Dirty Dancing : avant le film culte, le désastre annoncé

Tout le monde connait Jennifer Gray relève du miracle tant il était parti pour sortir dans l'indifférence générale.

Dirty Dancing, c'est de beaux chiffres au box-office en 1987, des ventes records de VHS, en plus de la révélation de Patrick Swayze au cinéma. C'est aussi des répliques mémorables ("On ne laisse pas Bébé dans un coin", "Va faire mousser ton spaghetti et laisse ça aux gros calibres"), des millions de mamans émoustillées, une bande originale iconique vendue à plus de 30 millions d'exemplaires et le morceau (I've Had) The Time of My Life qui tourne en boucle dans les salles de fêtes municipales. Sans oublier le porté final qu'on a tous essayé de refaire, alimentant depuis des années les bêtisiers de fin d'année. Même Emma Stone et Ryan Gosling s'y sont essayés avec plus ou moins de réussite dans Crazy, Stupid, Love...

En d'autres mots, Dirty Dancing est un film suscitant aussi bien la nostalgie que les gentilles moqueries pour son kitsch, ce qui lui confère indiscutablement un statut d'oeuvre culte. Pourtant, ce succès n'avait rien d'une évidence au moment de sa sortie ou de sa production, qui tenait du mauvais alignement d'étoiles. 

 

Dirty Dancing : photo, Jennifer Grey, Patrick SwayzeEt vous, vous étiez sobre ou pas quand vous l'avez tenté ? C'est pour un sondage

 

On ne laisse pas Dirty dancing dans un coin

La romance qui commence mal et se termine bien dans Dirty Dancing n'est pas sans rappeler le destin du film en lui-même. Bébé, la protagoniste, suit le même parcours que le long-métrage, de sa production à sa sortie en salles. Le personnage et l'oeuvre ont débarqué un peu de nulle part et personne ne prêtait vraiment attention à eux avant qu'ils se retrouvent sous le feu des projecteurs et dévoilent un potentiel insoupçonné. Il faut dire que le projet n'avait pas les meilleures cartes en main pour rafler la mise et que parier sur un futur carton était parfaitement insensé. 

À l'exception du chorégraphe Kenny Ortega (La Folle journée de Ferris Bueller, St. Elmo's Fire ou encore Coup de coeur), toute l'équipe était quasiment inconnue du grand public, à commencer par l'écrivaine Eleanor Bergstein, principalement plébiscitée pour avoir initié le projet. Elle s'est d'ailleurs inspirée de sa propre jeunesse pour écrire l'intrigue, de ses concours de danse à son père médecin, en ant par ses vacances familiales dans les Catskill. 

 

Dirty Dancing : photo, Patrick Swayze, Jennifer GreyBébé et Johnny Castle

 

Et ce n'est pas non plus le nom du réalisateur, Emile Ardolino (en dépit de son documentaire oscarisé He Makes Me Feel Like Dancin'), ni ceux des deux têtes d'affiche qui pouvaient servir d'arguments de vente auprès de futurs spectateurs. Jennifer Gray était surtout reconnue pour son rôle secondaire dans La folle journée de Ferris Bueller, tandis que Patrick Swayze n'avait pas encore été révélé au cinéma (ce qui se produira justement avec Dirty Dancing).

Qui plus est, 1987 n'était pas tellement l'année des romances sur fond de mambo et cha-cha-cha, mais plus celles des films d'action et des héros masculins : PredatorFull Metal Jacket, Les Incorruptibles, RoboCop, Evil Dead 2Le flic de Beverly Hills 2, Good Morning Vietnam...

 

Dirty Dancing : photo, Patrick Swayze, Jennifer GreyDe quoi presque rendre le pantacourt sexy

 

De fait, après avoir été initialement pitché à la MGM et approuvé, le scénario d'Eleanor Bergstein a été rejeté par la nouvelle direction arrivée entre temps. La productrice Linda Gottlieb (qui était déjà attachée au projet) s'est donc mise à démarcher d'autres studios, essuyant 43 (!) refus, comme elle l'a raconté au Guardian quelques années plus tard. 

Dans une autre interview, elle a donné plus de détails sur ces rejets en série: « Ils disaient tous que c'était un "petit film doux". C'était tous des hommes, et il suffit de penser à leur pénis : ils ne veulent rien de petit et doux, mais au contraire quelque chose de gros et de dur. Ils ont dit que c'était un film pour filles, un film historique et un film sur les juifs, et dans un sens ils n'avaient pas tort.» Malgré tout, le film a fini par toucher des spectatrices plus âgées que les adolescentes visées, tandis que Patrick Sawyze, alias le danseur de ballet texan, a cassé le standard étriqué du héros viril qui tire sur tout ce qui bouge en s'imposant comme un nouveau sex-symbol auprès de la gent féminine (et pas que). 

 

Dirty Dancing : photo, Jennifer GreyConfirmation du statut de sex-symbol dans Ghost et Point Break

 

VESTRON ET EXPLOITATION

Après cette quarantaine de refus, le film a trouvé preneur chez feu Vestron Pictures, qui était à l'époque une jeune société de distribution et de production pour films à petit budget (et dont Dirty Dancing est resté le plus grand et seul succès). Pour ça, Linda Gottlieb a accepté de revoir le budget à la baisse avec seulement 4,5 millions de dollars de frais engagés (hors inflation). Quand bien même l'intrigue ne nécessite pas de gros moyens techniques, il s'agissait bien d'une somme rachitique en comparaison d'autres films du genre : Pretty Woman (14 millions), Quand Harry rencontre Sally (16 millions), Bodyguard (25 millions), ou encore Roxanne (12 millions) et Éclair de Lune (15 millions), pour prendre deux autres exemples de 1987. 

Forcément, manque de moyens oblige, le tournage a été fait en quatrième vitesse, en moins de deux mois, avec son lot de problèmes devenus depuis des anecdotes bien connues. C'est donc ce système de la débrouille qui a offert au montage final certains de ses moments les plus cultes, comme l'effleurage d'aisselle qui n'était pas scénarisé et a réellement agacé Patrick Swayze, ou encore une des scènes d'entrainement qui était un réel échauffement des deux acteurs.

 

Dirty Dancing : photo, Jennifer Gray, Patrick SwayzeL'énervement pas joué du tout

 

Mais en dépit des efforts, Vestron Pictures ne croyait toujours pas au potentiel du long-métrage, qu'il comptait brader sur le marché vidéo. Comme l'a expliqué la productrice au Guardian« On pensait que le film resterait seulement quelques jours en salles, avant de sortir en DVD. Donc on l'a fait avec quelques bouts de ficelle. On s'attendait à de la moquerie, à un échec et un désastre ».

La scénariste Eleanor Bergstein l'a également confirmé durant le Greenwich international film festival : « Peu avant la sortie, le studio pensait encore que ce serait un énorme déchet. Il n'y avait aucune raison de penser qu'on aurait autre chose qu'une petite sortie vidéo minable. Les personnes qui l'ont réalisé l'ont adoré, mais on n’avait aucun soutien. » Elle s'est aussi souvenue que le producteur Aaron Russo (qui avait été appelé à l'aide par Vestron après des projections tests apparemment catastrophiques) a dit à tout le monde de "brûler les négatifs et de toucher l'assurance". 

 

Dirty Dancing : photoL'argent de l'assurance en question

 

L'AVORTEMENT DE LA DISCORDE

En 1987, un des plus gros succès au box-office était Liaison fatale d'Adrian Lyne, qui n'encourageait ni l'indépendance des femmes ni leur éveil sexuel, comme c'est le cas de Dirty Dancing. En effet, malgré son vernis léger et rose poudré, le long-métrage était loin d'être inoffensif pour l'époque, principalement à cause de l'avortement illégal de Penny. Pour rappel, même si le film est sorti à la fin des années 80, donc après l'arrêt Roe v. Wade, l'histoire se déroule au début des années 60, quand il n'était pas encore d'actualité et que les avortements au cintre étaient plus régulièrement pratiqués.

 

Dirty Dancing : photoPenny, la jeune femme que Bébé veut aider

 

Cet élément scénaristique a été mûrement réfléchi par la scénariste, particulièrement engagée sur ce sujet, comme elle l'a aussi racontée à l'occasion du Greenwich international film festival : « J'avais peu d'espoir que quelqu'un voie le film et encore moins qu'il influence qui que ce soit, mais juste au cas où, j'ai mis les choses qui étaient importantes pour moi. Je pense qu'on peut faire un documentaire sérieux sur l'avortement en noir et blanc, seuls les gens qui sont d'accord avec vous le verront. Mais si vous faites un film en couleurs, avec des gens beaux à l'écran, de la musique, des danses sensuelles et une belle jeune fille blonde au visage de princesse qui n'a pas le choix et qui crie dans un couloir, charcutée par un couteau sale sur une table pliante, peut-être que là vous ferez changer d'avis quelqu'un sur ce qu'il pensait auparavant. »

La scénariste était ainsi inquiète que l'arrêt soit un jour piétiné (ce qui est malheureusement arrivé en juin 2022) : « Quand j'ai introduit l'avortement illégal, tout le monde m'a demandé pourquoi, surtout après Roe vs. Wade. J'ai répondu : "Je ne sais pas si on aura toujours Roe vs. Wade", et j'ai eu beaucoup de réactions négatives à ce sujet. [...] J'espérais que les jeunes femmes apprendraient à ne pas le considérer comme acquis. J'espérais qu'avec ça, elles sauraient ce que c'était avant, l'avortement légal. [...] Je savais que les mentalités n'avaient pas vraiment changé. [...]  J'ai fait circuler une vidéo pour la campagne présidentielle de 2016 qui disait qu'aujourd'hui, Bébé serait en train de se démener pour Hillary Clinton et j'espère que vous le ferez aussi. »

 

Dirty Dancing : photoLa scène tant redoutée

 

Évidemment, inclure un avortement illégal dans un film qui avait déjà peu, voire pas de chance de trouver son public a affolé les producteurs, mais pas seulement. Après la bataille pour concrétiser le projet, celui-ci a fini par trouver un sponsor national, une grande entreprise de l'alimentaire, qui voulait sans surprise le retirer. « Je savais que ce jour viendrait et que je pourrais alors répondre : "J'en serais ravie, mais si je l'enlève, toute l'histoire s'effondre. Il n'y a aucune raison pour que Bébé aide Penny, qu'elle danse et donc tombe amoureuse de Johnny. Rien de tout ça ne se produira sans l'avortement, donc je ne peux tout simplement pas le faire". Nous avons donc perdu notre sponsor national. [...] 

Puisque les gens se plaignent souvent des thématiques morales sérieuses retirées de leur film, j'ai envie de répondre que si mettez un thème politique quelque part, vous avez vraiment intérêt à ce qu'il soit bien implanté dans l'histoire, parce qu'autrement, le jour viendra où ils vous demanderont de le retirer. Et s'ils le peuvent, ils le feront. Si une thématique est dans un coin du cadre, elle en sortira toujours. »

 

Dirty Dancing : photoUn peu de femmes et d'entraide dans ce monde de brute

LE TITRE DE LA DISCORDE

Le film avait une dernière épine dans le pied : son titre ambigu, Dirty Dancing pouvant être traduit par Danse lascive, comme il a d'ailleurs été titré au Québec. Patrick Swayze a reconnu qu'il détestait ce titre, car il donnait une image trompeuse, celle d'un film érotique, voire porno. Le principal souci était alors de vendre un titre aussi tendancieux à la classe moyenne américaine, qui peut se montrer assez puritaine sur les bords. 

Pendant un temps, le titre a même été changé, devenant I Was a Teenage Mambo Queen, car les autorités avaient bloqué des rushs à la frontière canadienne en pensant qu'il s'agissait d'un film pornographique. La chanteuse Donna Summer aurait d'ailleurs refusé de participer à la bande originale pour cette raison. De son côté, Bill Medley, un des deux chanteurs de (I've Had) The Time of My Life, était réticent pour la même raison, mais aussi à cause du casting quasiment anonyme; comme il l'a raconté à Rolling Stone  : « J’ai demandé qui jouait dedans. Quand on m’a dit Patrick Swayze et Jennifer Grey, j’ai lancé un  ”qui ça ?” »

 

Dirty Dancing : photoAu bal masqué olé-olé

 

Michael Lloyd, le superviseur musical, a quant à lui déclaré : « Le film était produit par une compagnie inconnue et les acteurs n’étaient pas de grosses stars. Je n’arrivais à convaincre personne ». On connait toutefois la fin de l'histoire. Le film a reçu un bon accueil critique, ce qui a encouragé Vestron Pictures à le laisser en salles pour son exploitation, totalisant 214 millions de dollars au box-office mondial, dont 64 à domicile. Pour moins de cinq millions de dollars de frais, c'est ce qu'on appelle un braquage.

Il est ensuite entré dans la culture populaire après avoir fait exploser les ventes de VHS et DVD. Et preuve de plus que le succès de Dirty Dancing n'avait rien d'une évidence : il n'a jamais réussi à devenir une franchise solide. Dirty Dancing 2 avec Diego Luna et Romola Garai est lui sorti dans l'indifférence générale en 2004 malgré ses 25 millions de dollars de budget, tout comme le remake de 2017 ou la série télé de 1988. Et ce n'est certainement pas non plus la suite officielle annoncée par Jennifer Grey en 2020 qui fera de nouveau se lever les foules.

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BATMALIEN
BATMALIEN
il y a 1 année

Hâte de voir les résultats du sondage ! 🙂

Morcar
Morcar
il y a 1 année

Carton à l’époque, mais encore aujourd’hui. Moi même aimant beaucoup ce film, depuis que je l’ai fait découvrir il y a plusieurs années à ma fille aujourd’hui âgée de 14 ans, je ne compte plus le nombre de fois où elle l’a vu. Elle possède les Pop du film etc… Ce film est intemporel, intergénérationnel, et plait autant aux femmes qu’aux hommes (ceux qui assument et ne s’arrêtent pas à « Les films de danse c’est de la m… »).
Certes, l’histoire est quelque part gnangnan, mais peu importe. Et cette BO est magistrale ! Elle peut s’écouter en boucle. Comme le dit Hasgarn, ils ont trouvé un bon équilibre qui fait que le film tient très bien. A un cheveux près, il aurait pu finir dans la liste des trucs ridicules et honteux qu’on aurait vite oublié.

Hasgarn
Hasgarn
il y a 1 année

J’ai un gros faible pour ce film. C’est effectivement un petit miracle entre la bluette ado et le age vers le monde des adultes.

Un équilibre hyper subtil pour un film qui colle la patate, ou les scènes d’action sont des scènes de danses tout aussi géniales.

Il est bien, ce film !