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Tokyo décadence : le film le plus scandaleux de l’auteur d’Audition est aussi le plus ionnant

Par Clément Costa
18 février 2024
MAJ : 18 février 2024
Tokyo décadence : photo

Œuvre controversée et sulfureuse, Ryū Murakami est bien plus qu’un film racoleur. Retour sur un portrait désespéré de la jeunesse japonaise.

Si l’on connaît essentiellement Ryū Murakami pour ses romans, notamment le brillant Audition qui a inspiré le chef-d’œuvre de Takashi Miike, l’auteur est é plusieurs fois derrière la caméra. L’œuvre la plus marquante de sa filmographie reste sans aucun doute Tokyo décadence, film érotique désespéré sorti en 1992 qui adaptait sa propre nouvelle Topaz.

Le long-métrage a suscité de nombreux scandales au moment de sa sortie, au Japon comme dans le reste du monde. Il faut dire que Muramaki ne recule devant aucun sujet tabou en plongeant son spectateur dans le monde de la prostitution et du sadomasochisme. Mais derrière sa réputation sulfureuse, Tokyo décadence est avant tout une immense œuvre sociale désespérée ainsi qu’un portrait ionnant de la jeunesse japonaise des années 90.

 

Tokyo décadence : photoUn film qui prend à la gorge

 

L’EMPIRE DES SENS

Dans le Tokyo des années 90, une jeune femme de 22 ans prénommée Ai visite des clients chaque nuit dans le même hôtel de luxe et assouvit leurs fantasmes les plus extrêmes. Avec une telle base narrative, il est aisé de comprendre pourquoi Tokyo Décadence est encore entouré d’une aura sulfureuse plus de 30 ans après sa sortie en salles. Et si le sujet à lui seul suffisait amplement à faire scandale, l’exécution de Ryū Murakami ne fait qu’amplifier le choc.

En effet, l’auteur et cinéaste japonais met en scène son long-métrage avec une approche particulièrement crue et froide. Les errances de son héroïne sont filmées avec une distance émotionnelle saisissante, à la frontière du documentaire. Dès la séquence d’ouverture qui nous présente Ai attachée et masquée, le film semble prévenir son spectateur qu’il s’engage dans une expérience d’interdits et de perversions.

 

Tokyo décadence : photo Ferme les yeux 

 

D’autant que Ryū Murakami ne se prive pas d’aborder les pulsions extrêmes à travers les nombreux clients qui vont croiser le chemin de sa protagoniste. Le sommet du tabou étant probablement atteint lors d’une séquence où un client manque d’étrangler Ai après lui avoir confié ses penchants nécrophiles. Là encore, difficile de ne pas saisir pourquoi Tokyo décadence a créé un tel scandale à sa sortie, entre classifications X, interdictions dans plusieurs pays ou montages censurés.

Le malaise suscité par le long-métrage ne se limite cependant pas au choc graphique. On se confronte plusieurs fois à l’absence totale d’empathie autour de l’héroïne. Entre son employeur qui menace de la renvoyer si elle ne cède pas à tous les caprices de ses clients ou encore la diseuse de bonne aventure qui profite de sa détresse, Ai évolue dans un système de prédation terrifiant. Mais il serait totalement erroné de ne voir dans le film de Murakami qu’une simple provocation gratuite ou une quête de choc racoleur.

 

Tokyo décadence : photoVous reprendrez bien un peu de scandale ?

 

L’ORIGINE DU MÂLE

Au fur et à mesure que Ryū Murakami déploie son récit, on réalise que l’auteur ne porte aucun jugement moral sur son héroïne. Sa sexualité, ses choix de vie et ses espoirs brisés ne sont à aucun moment analysés sous un prisme moralisateur. En revanche, le cinéaste dresse un portrait glaçant de la masculinité déviante telle qu’elle est conceptualisée au sein d’une société patriarcale comme le Japon.

Dans Tokyo décadence, les prédateurs ne sont pas des monstres rejetés par la société. Ce sont des hommes d’affaires, des présentateurs TV, des citoyens modèles qui ont les moyens d’aller dans un hôtel luxueux. On y découvre des hommes violents qui libèrent leurs frustrations en projetant leurs fantasmes les plus sombres sur des femmes qui n’ont pas leur mot à dire.

 

Tokyo décadence : photo L'horreur du hors-champ

 

Ce que Murakami veut mettre en scène, c’est une oppression masculine systémique. Le véritable choc du long-métrage est lié à son message bien plus qu’à sa potentielle obscénité graphique. Ainsi le cinéaste s’expliquera plus tard en affirmant qu’il voulait montrer que la drogue et la domination sexuelle sont devenues les nouvelles traditions des hommes japonais, au même titre que le rituel du thé. Des traditions extrêmes, mais qui existent par et pour le patriarcat.

Au milieu de ce flot d’hommes corrompus et insensibles, la seule lueur d’espoir pour Ai viendra de sa rencontre avec Saki, une lesbienne dominatrice qui fait office de conseillère et de confidente. Saki porte un regard tragique, mais lucide sur ses clients. Elle déclare ainsi en cours de récit que le Japon est riche, mais n’a pas de fierté, ce qui pousse les hommes au masochisme. Difficile de faire plus explicite dans la critique du modèle social.

 

Tokyo décadence : photoDes produits de consommation 

 

CONFESSIONS D’UNE ENFANT DU SIÈCLE

Au-delà de l’oppression patriarcale, c’est le modèle social japonais dans son ensemble qui est viscéralement critiqué dans Tokyo décadence. Ai incarne ainsi tous les maux de sa génération. Elle porte en elle une jeunesse perdue qui ne se retrouve pas dans les schémas qu’on lui impose. Entre rythme de travail infernal, déshumanisation et violence sociale, difficile de voir la lumière au bout du tunnel.

Comme le titre l’indique clairement, le sujet du long-métrage n’est pas la décadence de son héroïne, mais bien celle d’une ville, symbole de tout un pays. La société japonaise telle que nous la présente Murakami est vampirisée par un capitalisme destructeur, un individualisme tragique. Du client perverti à la jeune prostituée sans avenir, tous les personnages du film ont ceci en commun qu’ils espèrent une vie meilleure. Ils ne se contentent pas de ce qui leur a été présenté comme le modèle de réussite.

 

Tokyo décadence : photoRêver d'un meilleur demain

 

Au milieu de ces consommateurs égarés, ces éternels insatisfaits, Ai est paradoxalement la seule qui semble trouver un semblant de contentement en fin de récit. Elle doit certes renoncer à ses illusions et perdre en naïveté. Cependant la jeune femme semble enfin s’épanouir dans sa vie nocturne en reprenant le contrôle de son désir et de son destin. C’est en filmant un début de sourire énigmatique que Ryū Murakami achève son œuvre trouble et mélancolique.

Tokyo décadence est un long-métrage difficile d’accès, mal aimable sous bien des aspects. Mais une fois le choc initial é, on découvre un film qui mérite largement mieux que sa réputation sulfureuse. Un récit faussement érotique qui se ionne pour l’esprit de son héroïne bien plus que pour son corps. Voilà une œuvre qui gagne à être revisitée et qui reste encore tristement pertinente.

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Karev
Karev
il y a 1 année

Pas plus choquant qu’un pink eiga moyen.
Au age, un écrivain très peu connu en , il n’y a jamais eu de traduction française d’Audition par exemple…