Parce que c'est un chef-d'oeuvre tristement oublié, on revient sur The Plague Dogs, un film cruel et bouleversant qui a marqué l'animation au fer rouge.
Au début des années 80, soit plusieurs années avant les chefs-d'œuvre que sont Perfect Blue, Le Tombeau des lucioles, Princesse Mononoké, L'Illusionniste, Les triplettes de Belleville, Persepolis ou Valse avec Bachir - pour ne citer qu'eux -, quelques pionniers seulement avaient pensé à soustraire au cinéma d'animation le ton enfantin et divertissant que Disney avait imposé comme une norme dès les années 30.
Parmi eux, on retrouve notamment le réalisateur américain Ralph Bakshi et son sulfureux Fritz le chat, les artistes français René Laloux et Roland Topor avec Martin Rosen a pourtant repoussé plus loin encore les limites de l'exercice.
CERCLE VICIEUX
Disney a toujours su toucher nos petits coeurs et nous mettre la larme à l’oeil, indépendamment de notre âge. En 1982, le public avait déjà chouiné devant la mort foudroyante de maman biche dans Bambi, l’appel au secours navrant de Penny dans Bernard et Bianca ou encore l’abandon déchirant de Rox dans Rox et Rouky. Si The Plague Dogs n'était donc pas le premier film animé à nous apitoyer sur le sort de ses protagonistes, en l'occurrence deux chiens, Martin Rosen n'était pas du genre à nous réconforter juste après avec une ou deux chansons pleines de bons sentiments et un dénouement heureux. Au contraire.
Ici, le désarroi n'est pas ponctuel, il s'étend d'un bout à l'autre de l'oeuvre. Sans compromis, ce second long-métrage du Britannique raconte ainsi la lente agonie de Rowf, un labrador, et Snitter, un fox-terrier, après qu'ils se soient échappés du laboratoire d'expérimentations scientifiques où ils étaient torturés et étudiés. Entre la faim, le froid, la souf et les hommes, qui les suspectent d'avoir été exposés à la peste, ils s'engagent dans une lutte de tous les instants pour survivre, un combat acharné perdu d'avance.
Pour nous plonger dès les premières secondes dans cet état d'esprit défaitiste et fataliste, l'atmosphère s'alourdit dès le générique d'ouverture : un simple écran noir sur lequel défilent lentement plusieurs noms, accompagnés d'une musique sourde et de sons aqueux inquiétants, ceux d'un chien qui se noie, comme on le comprend bien trop vite. Ces mêmes bruits qu'on retrouve juste avant le générique de fin, lorsque les deux compagnons nagent en pleine mer, seuls et épuisés, dans un dernier acte suicidaire qui nous laisse hagards et inconsolables.
Et même si le film se termine sur l'espoir désespéré des deux chiens d'atteindre leur salut, une île qu'on pourrait prendre pour un mirage, la musique mélancolique d'Adam Price, qui chante d'une voix éloignée I Don't Feel No Pain Anymore ("je ne souffre plus"), laisse peu de doute sur leur destin tragique. La mort est peut-être leur délivrance, mais elle est trop cruelle et injuste pour être apaisante, le début insoutenable du film nous revenant brutalement. À l'inverse du roman éponyme de l'écrivain Richard Adams, le film évite donc judicieusement l'écueil du sauvetage miraculeux, qui aurait ramené l'adaptation à un schéma narratif beaucoup plus consensuel et bien moins impactant (d'autres diraient traumatisant).
The doggy HORROR PICTURE SHOW
Contrairement au cinéma de Don Bluth (comme Le Petit Dinosaure) ou aux productions de Dreamworks Pictures (comme Le Prince d'Égypte), Martin Rosen ne cherchait pas sciemment à contourner le modèle de Disney pour émanciper l'animation, dont il est un pur autodidacte et pour laquelle il n'avait aucune vocation. Sans chercher à le faire, le film opère pourtant une véritable déconstruction de tous les fondamentaux du genre Disney (repris depuis sous d'autres bannières), notamment en ce qui concerne toute la dimension visuelle.
Dans The Plague Dogs, l'animation perd toutes les propriétés régressives et divertissantes qu’on lui prête habituellement pour être aussi morne et grave que l'histoire en elle-même. Le film privilégie les couleurs froides et sombres, d'abord dans le laboratoire avec des plans cauchemardesques et dérangeants d'animaux mutilés, qui rappellent les camps de concentration et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale (d'autant plus après leur age dans l'incinérateur).
Une fois libérés de leur cage, cette esthétique funeste et horrifique se retrouve dans les landes inhospitalières d'Angleterre, avec ses paysages rocheux et brumeux, où pourrissent des cadavres de moutons dévorés. La palette ne s'éclaircit qu'avec l'arrivée de la neige et du froid, qui ne réchauffent donc jamais ce cadre désolé et paradoxalement oppressant.
La réalisation est réfléchie elle aussi pour accentuer la solitude et l'errance sans but des personnages, grâce à de longs plans larges qui étirent l'action. Cette lenteur dans la mise en scène renforce la tonalité monocorde installée par le doublage volontairement atone, l'absence répétée de musique et l'utilisation de flashs d'actualités au ton formel pour guider la narration et resserrer l'étau autour des deux victimes.
Ce genre de visions cauchemardesques
Sans oublier les quelques ruptures chimériques dans le réalisme austère des dessins et de l'animation : les visions subjectives en noir et blanc de Snitter, dont les expérimentations scientifiques ont altéré le jugement entre réalité et souvenir, qui se superposent donc à l'écran.
Ces apartés hallucinés accablent un peu plus le personnage et permettent de rendre compte de ses soufs psychiques, en plus de sa balafre. Quant aux humains, le film préfère les dépeindre comme des figures vaporeuses, comme une menace informe qui plane au-dessus de Rowf et Snitter. Comme souvent dans ce genre de productions, la caméra se met donc à hauteur de truffe, occultant généralement le visage des bipèdes pour se concentrer sur leurs voix imibles, parfois menaçantes.
Ce que Rox et Rouky vous a caché
Who let the dogs out?
En plus de l'aura sinistre et dépressive inattendue dans un film d'animation, la dernière transgression de The Plague Dogs est évidemment sa désacralisation du meilleur ami de l'Homme, dont l'image et les représentations sont généralement positives et réconfortantes. Pour reprendre la comparaison avec Disney, que ce soit avec ses classiques (La Belle et le Clochard, Les 101 Dalmatiens) ou ses films en live action (Fidèle vagabond, L'Incroyable Randonnée), le chien était déjà un modèle de bonne conduite, de vertu et de sociabilisation. Il cimentait également les rapports humains et complétait le tableau de la gentille famille, même quand il s'agissait de faire de la figuration, comme le gentil Pataud dans Cendrillon ou la dévouée Nana dans Peter Pan.
Sur le terrain de la sanctification, d'autres franchises ont elles aussi imprégné la culture populaire et nourri l'imaginaire collectif, notamment Belle et Sébastien, Lassie ou Croc-Blanc qui utilisent tout autant, si ce n'est plus, la symbolique de l'animal totem. Si Snitter a l'espoir, du moins au début, de retrouver un maître et un foyer chaleureux, The Plague Dogs s'applique à briser ses liens indissociables entre les chiens et les hommes.
Un malheureux accident et le point de non-retour
Le film résiste cependant au manichéisme facile, étant donné que l'humanité reste ambiguë et insondable, elle et sa distinction entre les animaux domestiques, à aimer et câliner, et les autres, considérés comme des sous-êtres sacrifiables. Aucun humain dans le film n'a pourtant l'air de prendre un plaisir sadique à torturer et traquer les bêtes, la plupart étant tout simplement insensibles ou peu concernés par leur sort.
Le film s'attarde ainsi à redonner au chien son animalité, son caractère de prédateur et sa place dans la chaîne alimentaire. Rowf et Snitter sont des fugitifs, qui retrouvent leurs instincts sauvages et vont donc jusqu'à dévorer de la chair humaine, comme s'il s'agissait de n'importe quelle viande, tandis que l'animation documente parfaitement leur physicalité de quadrupèdes : attitudes, réactions, mouvements...
À l'inverse des productions pour enfants qui donnent des traits et des valeurs humains aux animaux, le film préfère appuyer tout ce qui les différencie de nous, sans que leur compréhension limitée du monde soit un facteur comique. Contrairement à d'autres oeuvres avec des toutous, The Plague Dogs est également une anti-épopée, une anti-aventure. Si Buck, le chien de L'Appel de la forêt devant lutter dans la nature gagne en force et en majesté, jusqu'à devenir une sorte d'animal de légende, le retour à la vie sauvage de Rowf et Snitter est un enchaînement de défaites, qui ne présente jamais les chiens sous un jour brave ou héroïque, mais bien plus souvent pathétique et souffreteux, ce qui est d'autant plus inconfortable pour nous.
En définitive, The Plague Dogs a tordu le cou aux standards de la compagnie aux grandes oreilles (mais pas que) avec son histoire d'une tristesse et d'un réalisme implacable. Plus important encore, le film a un peu plus prouvé que l'animation est un procédé technique plus qu'un genre ou une ligne éditoriale.
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Un grand film d’animation, une véritable claque.
C’est un film assez émouvant mais du même réalisateur je trouve La Folle Escapade bien meilleur.
Ouaip, il est disponible en dvd , mais pas à un prix raisonnable.
Personnellement, je le garde pour ses énormes qualités ,mais je me refuse de le mater une seconde fois. La détresse des animaux m’est encore plus inable que celle des morveux…
Déjà que le tombeau des lucioles m’avait séché comme jamais, surtout niveau lacrymale, alors, comme @KyleReese, ça donne envie mais vu le précédent évoqué précédemment, je erai mon chemin;)
Je n’en avais jamais entendu parler et vous me donnez sacrément envie de le découvrir ! Il existe en DVD/Blu-Ray ?
Un film que je ne pense pas regarder les nombreuses qualités énumérées dans ce très bel article. Car rien que de lire le résumé de l’histoire m’a fichu un sacré cafard.
Pas envie de m’effondrer totalement sur mon canapé les yeux remplis de larmes devant un film, fusse-t-Il un chef d’oeuvre. Ou alors juste pour calmer une crise d’hystérie joyeuse subite.