Films

Abel Ferrara : du porno à la rédemption religieuse, les milles facettes d’un cinéaste insolent

Par Mathieu Jaborska
2 décembre 2023
MAJ : 11 décembre 2023
Abel Ferrara : du porno à la rédemption religieuse, les 1000 facettes d'un cinéaste libre

Des bas fonds du porno et de l'horreur des années 1970 aux scandales contemporains, petite visite guidée d'une filmographie qui a tour à tour sali et sublimé les avenues new-yorkaises : celle d'Abel Ferrara.

Nombreux sont les cinéastes à avoir exploré la grande pomme, mais aucun ne l'a fait comme Abel Ferrara, parti de ses entrailles les plus sales pour arriver dans les non moins viciées chambres du Sofitel. Personnalité atypique, il est souvent réduit à la violence des films fauchés sur lesquels il a construit le début de sa carrière. Toutefois, il a brassé divers thèmes, de la drogue à la quête spirituelle, en ant par la sexualité. Il a offert à Madonna leurs meilleurs rôles, grâce à des méthodes très particulières.

Aujourd'hui exilé en Italie et parfois tourné en dérision pour sa fin de carrière plus expérimentale, la faute à une mondialisation aux antipodes de son style, il a à son actif une filmographie aussi impressionnante qu'originale, constituée de plus d'une vingtaine d'oeuvres et absolument ionnante à découvrir, d'autant qu'elle regorge de faux films mineurs et de chef-d'oeuvre trop peu discutés.

 

Sportin' Life

 

De Jimmy Boy l à Abel Ferrara (1976 - 1979)

Dès les années 1970, au sortir de ses études, Abel Ferrara esquisse déjà les grandes lignes de sa future carrière. L'ancien gamin du Bronx, élevé dans la tradition catholique, bricole des courts-métrages expérimentaux dans son coin. Le plus connu, long de moins d'une quinzaine de minutes s'intitule The Hold Up et s'intéresse à l'organisation d'un larcin : le braquage d'une station essence. Le film, surtout dans son montage sonore, est à l'image du personnage, tel que plusieurs reportages et documentaires le décriront : toujours en mouvement, débitant un flux de parole aussi chaotique qu'authentique.

Un essai mineur et plutôt anodin en comparaison des séries B crapoteuses qui le feront remarquer. En fait, son premier long-métrage n'est ni un film de gangsters, ni un film d'horreur, mais bien un véritable porno, lui aussi complètement bordélique, Nine Lives of a Wet Pussy. "On était jeunes, j'avais tout à apprendre" se souviendra-t-il dans les colones d'Inside Hook. "La plupart des choses que j'ai appris sur le cinéma, ça vient du porno. Rétrospectivement [...] je me rappelle que je ne voulais juste pas attendre. Un jour sans travailler sur un film en paraissait 20. La chance de faire un film, en 35 mm, qui serait projeté en salles ? J'ai sauté dessus."

 

Abel Ferrara : 9 Lives of a Wet PussyPremière vie

 

La production est certes moins amatrice que sur ses courts-métrages, mais elle reste modeste. Le casting est constitué de sa petite copine de l'époque, de ses amies, d'un groupe d'étudiants... et de lui-même. En effet, l'un des étudiants ayant du mal à avoir une érection, il est tiré au sort pour le remplacer, ce qui lui inspirera cette phrase, devenue célèbre, dans un article de The Guardian : "C'est déjà difficile de payer un mec 200 balles pour baiser ta copine, et en plus il ne peut plus bander". Il le signe du pseudonyme Jimmy Boy L et doit en plus subir le remontage d'un projectionniste, qui prélève de la copie en circulation les scènes pornographiques, les seules dignes d'intérêt selon le réalisateur, pour son usage personnel.

Le ton est donné : Ferrara partira des bas-fonds new-yorkais. C'est dans les entrailles de sa ville-fétiche qu'il travaille à son premier vrai film culte : Nicholas St. John, qui avait déjà écrit Nine Lives of a Wet Pussy et qui deviendra son acolyte jusqu'à la fin des années 1990. Ils ont touché au porno, il est temps de s'attaquer à l'autre versant du cinéma d'exploitation local : le film d'horreur fauché.

 

Driller Killer : Photo Abel FerraraUne certaine manière de se présenter à son public

 

Ils commencent à tourner en 1977 à l'arrache dans la rue, buvant des coups entre les prises. Bien conscient qu'ils auront du mal à recruter un comédien principal sans planning de tournage et avec des moyens dérisoires, le cinéaste se dévoue à er une fois de plus devant la caméra. Inspiré de Taxi Driver, sorti en 1976, le long-métrage assume sa qualité de bisserie destinée à aguicher les clients de cinéma de quartier.

Pourtant, il se distingue de ses semblables grâce à une imagerie trouble, simili-religieuse, une dimension crue assez marquante et un vague fond de réflexion sur la création. Mais ce ne sont pas ces qualités (très) enfouies qui le rendront aussi célèbre : dans les années 1980, il est l'un des plus emblématiques des video nasties, ces films dénoncés et censurés par le comité anglais sous l'istration Thatcher. Ferrara commence à semer le scandale.

 

Driller Killer : photo Ambiance

 

La sortie de l'underground (1981 - 1987)

À la suite de cette première réussite, il réalise le chef-d'oeuvre de son début de carrière, L'Ange de la vengeance. Après le faux slasher, place au vrai rape and revenge. C'est William Friedkin qui, ayant eu vent de la réputation de The Driller Killer, convainc la Warner d'acquérir ce troisième film, à peine plus cossu. Sur une idée de St. John, qui envoie le scénario à un Ferrara hyper-enthousiaste, les deux compères embauchent pour six semaines et un cachet dérisoire de 1500 dollars Zoë Lund. C'est de cette association d'un cinéaste undergroud, d'un scénariste fervent catholique et d'une comédienne féministe à la créativité débridée que part une petite déflagration dans le cinéma new-yorkais.

Là où la plupart des films du genre, alors en train de pulluler à la suite du succès de La Dernière Maison sur la gauche, se servent du prétexte du viol et de la vengeance pour déverser sur les écrans les moins recommandables sexe et violence gratuites, Ms. 45 (titre original) est une véritable charge misandre n'épargnant rien ni personne, pas même le réalisateur, qui se met lui-même en scène... cette fois dans le rôle de l'un des agresseurs ! Bien entendu, les spectateurs, pour la plupart masculins, de l'époque s'amont des séquences de violence sexuelle, mortifiant Ferrara.

 

L'Ange de la vengeance : photo, Zoë LundZoë Lund en nonne vengeresse

 

C'est toutefois un plus gros tremplin encore pour lui, puisqu'il a profité d'un circuit de salles honnête, soutenu par un vrai studio. En , grâce notamment à une catchline bien rentre-dedans ("aucun mâle ne sera épargné", tel que rapporté dans l'édition ESC), il attire même plus de 120 000 curieux. Son équipe est formée, avec en plus le compositeur Joe Delia, déjà sous-payé pour The Driller Killer.

En 1984, il revient avec un polar noir moins vindicatif, mais à l'ambiance travailléeFear City, a.k.a Tom Berenger pré-Platoon, et surtout d'un budget digne de ce nom : 4 millions de dollars.

 

New York, deux heures du matin : photoUne ambiguïté de l'imagerie catholique qui va caractériser la plupart de ses films

 

Il ne leur en faut pas plus (3,5 millions) pour faire leur propre West Side Story. Ce n'est pas une exagération : China Girl transpose une fois encore l'intrigue de Roméo et Juliette dans la fosse aux lions communautaire de leur ville. Sans surprise, il ne partage pas grand-chose avec la comédie musicale de Wiseman.

C'est aussi la première collaboration du réalisateur avec le chef opérateur Bojan Bazelli (celui de The Driller Killer n'était pas revenu faute d'une paie à la hauteur), tout juste sorti de son école de cinéma et à peine débarqué aux États-Unis, qui envoyait encore trois semaines auparavant ses reel à la moitié de l'industrie. Il éclairera ses deux films les plus célèbres, The King of New York et Body Snatchers, et manquera de peu de s'impliquer dans Bad Lieutenant.

 

China Girl : photoSpielberg peut se rhabiller

 

Bad King (1989 - 1992)

En 1986, il se met à la télévision. Mais pas pour n'importe qui : il réalise le pilote de Crime Story, ainsi que deux épisodes de Miami Vice, sous la houlette de celui qui va devenir son ami, Michael Mann. "J'ai beaucoup appris de lui" confirmera-t-il à Decider. Un premier pied dans le divertissement mafieux grand public qui en appelle un autre. Après un premier gros raté dû à des conflits avec un studio, The King of New York.

Pour beaucoup, c'est sa première grosse production. En témoigne la présence d'un Christopher Walken au sommet de son magnétisme et qui trouve là un rôle à la hauteur de Voyage au bout de l'enfer. Mais ça reste un budget de grosse série B : entre 5 et 8 millions de dollars selon les sources. Le réalisateur prétendra même avoir demandé aux comédiens de venir en métro sur le plateau. Un financement qui d'ailleurs ne vient pas de capitaux américains, mais bien en majeure partie d'investisseurs italiens, qui ont pris le relai après l'abandon du projet par Universal.

 

The King of New York : Photo, Christopher WalkenWalken marche sur la concurrence

 

Une nationalité hybride qui sied bien à cet extraordinaire classique, dépeignant plusieurs strates de la criminalité new-yorkaise, à peine contenues entre l'embourgeoisement hautain du personnage de Walken et la brutalité de celui de Laurence Fishburne. "Dans ce film, les dialogues étaient pour beaucoup spontanés. Le film tenait beaucoup aux acteurs, qui inventaient les dialogues" racontera Walken à Variety. Le scénario réécrit par St. John traite ses mafieux avec un niveau de misanthropie pas loin de l'inédit. Son portrait de New York est terrible : l'économie de la ville se tient en équilibre sur un tas de cadavres fumants, pour certains encore vivants.

Un constat désespérant qu'il va aggraver dans son film suivant, sommet de la première partie de sa carrière... à moins que ? Le cas Bad Lieutenant est très particulier, car s'il en est officiellement le réalisateur et coscénariste, la paternité du long-métrage est assez incertaine. En cause ? La participation de Zoë Lund, qu'il avait déjà dirigé dans L'Ange de la Vengeance, forte personnalité qui explique non seulement avoir écrit "chaque mot du scénario" en l'absence de St. John (dont la foi l'empêchait de participer au long-métrage), mais qui raconte avoir improvisé une grande partie des scènes, notamment la fameuse tirade du vampire. Le réalisateur Jonas Mekas suspectera lui l'implication secrète d'Yves de Laurot, son compagnon.

 

Photo Harvey Keitel, Bad LieutenantEncore et toujours

 

Un flou artistique en accord avec ce morceau de cinéma crasseux unique en son genre, racontant les pérégrinations d'un flic pourri jusqu'à la moelle campé par un incroyable Harvey Keitel. Lund et Ferrara se débarrassent des dernières illusions qui parsemaient encore leur filmographie, s'intéressant au marasme putrescent qui contamine chaque portion de trottoir new-yorkais, en dépit de toute hiérarchie et de tout ordre.

Le film se forge très vite une sacrée réputation, d'autant que la manière dont est abordée la consommation de drogue esquive toutes les précautions des cinéastes contemporains. Tant et si bien qu'on a souvent murmuré que les séquences de shoot étaient authentiques. Lund, dont la prise d'héroïne est assumée et revendiquée, évoque en interview une solution saline. En 2012, le metteur en scène, qui devra lui-même se remettre d'une addiction aux drogues et à l'alcool, révélera à The Fix : "Le réalisateur de ce film devait consommer, le réalisateur et le scénariste – pas les acteurs."

 

Photo Harvey Keitel, Bad LieutenantUne rédemption impossible

 

Solution saline ou pas, Bad Lieutenant est le fruit de l'improvisation créatrice de deux figures de la contre-culture aussi droguées que leurs personnages au bord de la mort et par conséquent l'un des films les plus sidérants jamais réalisés sur l'addiction, où tout sonne à la fois malsain et terriblement vrai. Avant de se sevrer, Ferrara continuera d'explorer cette thématique, toujours avec une pertinence rare, y compris après son court age à Hollywood.

 

The Addiction : photo, Lili TaylorL'addiction de The Addiction

 

Hollywood, puis la mort (1993 -1996)

Le petit scandale de Bad Lieutenant, qui a quand même écopé d'une interdiction en Irelande, ne l'empêche pas d'accéder à Hollywood, pour de vrai cette fois. Et sans surprise, son expérience est mitigée. Warner lui propose une nouvelle adaptation de Philip Kaufman, restée une référence. D'une part, il adule le livre de Jack Finney, qu'il a rencontré contre l'avis du studio, et adorerait lui rendre un hommage sincère. De l'autre, il doit composer avec des exigences qui ne le réjouissent pas outre mesure, notamment le décor de la base militaire, imposé par ses nouveaux patrons.

"On ne peut pas trouver pire endroit ou pire point de départ pour le film" regrettait-il chez Den of Geek. "On a fait du mieux qu'on pouvait ; sans le dire aux mecs de Warner Bros, je m'accrochais à l'histoire originale, sans la narration". La bataille se déroule surtout pendant le montage, supervisé par Dede Allen. Avec son propre monteur Anthony Redman, Ferrara défend son bout de gras, pour un résultat satisfaisant. "Je l'aime bien aussi. Mais est-ce qu'il aurait pu être meilleur ? Évidemment. Est-ce que j'aimerais en faire un remake ? Ouais."

 

Body Snatchers : photoage obligé

 

Et en effet, si le récit ne se distingue pas particulièrement des autres interprétations du livre, les scènes d'emprise caoutchouteuses rappelant les belles heures de The Thing (et qui pourraient bien être dues aux restes de l'implication de Stuart Gordon) en font un divertissement tout à fait recommandable.

Loin de son fief, il s'attardera tout de même un peu dans l'usine à rêve, quitte à la malmener dans son Snake eyes (titre français de Dangerous Game). Cette fois, l'expérience est plus agréable, car il a enfin droit au fameux "final cut". Peut-être est-ce grâce à la supervision de la boite de production de Madonna, laquelle joue l'un des rôles principaux (et que le cinéaste dit avoir connu avant sa percée) aux côtés d'Harvey Keitel. Malheureusement, c'est à peu près tout ce qu'on retiendra de ce film assez mineur, mais assez intéressant dans sa manière de décrire une industrie profondément destructrice avec une narration nébuleuse qui anticipe déjà la deuxième partie de sa carrière.

 

Snake eyes : photoSnake Eyes, rien à voir avec De Palma ou les Ninja de G.I. Joe

 

Son âge d'or, Ferrara le termine cependant loin des projecteurs de Sunset Boulevard, et en beauté. En 1995 et 1997, il signe coup sur coup deux de ses chefs-d'oeuvre, les deux derniers écrits par Nicholas St. John. Dans The Guardian, il évoquera les raisons de la séparation de leur duo, qui a créé quelques-uns des plus beaux films américains des années 1990 : "On a commencé à faire des films quand on avait 16 ans et à un moment il en a eu assez, tu vois ? Il ne pigeait pas le business, il ne pigeait pas la spiritualité du business, il ne pigeait pas le mode de vie ; et au sommet de sa gloire, de notre gloire, il a juste dit : c'est assez."

Fort de son expérience hollywoodienne, il s'attaque à un sujet typiquement... hollywoodien – les vampires – sous un angle typiquement new-yorkais. Ses vampires s'injectent du sang en intraveineuse : la métaphore, explicitée par le titre, est évidente. Des années après Bad Lieutenant, dans un noir et blanc magnifique, St. John et Ferrara prennent du recul et utilisent le fantastique pour justifier une approche philosophique de l'addiction. Leurs créatures sont à la fois indestructibles et fragiles, des artistes et des junkies... Leur mal est consenti, mais pas vraiment. Toute l'ambiguïté tragique et cruelle de la drogue est révélée dans The Addiction.

 

The Addiction : photoL'art, la mort et le fix

 

Puis vient ce que beaucoup considèrent comme son magnum opus : Nos funérailles, où le cinéaste, trop shooté au crack pour vraiment assumer sa fonction selon l'acteur Vincent Gallo, ainsi que son scénariste mettent en scène ni plus ni moins que les obsèques du genre mafieux auquel ils ont largement contribué. Le spectre de la mort a fini par rattraper les icônes criminelles qu'ils avaient déjà désacralisées et personne n'aura vraiment l'occasion de s'en relever. Pas même sa carrière, qui prend un léger virage sans son compère de toujours.

 

Nos funérailles : Phot Nos Funérailles BluRay Nicolas Cage était pressenti pour un rôle

 

Les films-cerveaux (1997 - 2007)

Selon une bonne partie de la presse et de ses fidèles, la fin des années 1990 et le départ de St. John scindent en deux la filmographie du metteur en scène. Désormais, ses films sont plus instables, plus expérimentaux, plus hasardeux parfois, mais souvent encore ionnants. C'est le cas par exemple des deux suivants, New Rose Hotel, qui racontent tous les deux des histoires relativement classiques (The Blackout contient d'ailleurs un twist peu mémorable), au sein d'un montage assez anarchique.

Dans Les Inrockuptibles, Frédéric Bonnaud ose le parallèle avec le "film-cerveau" théorisé par Deleuze à propos de Kubrick. Les errements nébuleux du dyptique ressemblent effectivement à une sorte de labyrinthe mental, qui obsède vraiment dans New Rose Hotel, adapté par ailleurs d'une nouvelle de William Gibson et d'un des scénarios écrits par Zoë Lund avant son décès. Cette approche erratique, qui multiplie même les techniques de captation, est finalement presque la forme la forme la plus pure de la méthode Ferrara, dominée par son instinct, qu'il est difficile de percer à jour.

 

New Rose Hotel : photoNew Rose Hotel et sa narration hypnotique

 

À partir de cette période, il devient aussi corsé de voir ses oeuvres. Certaines seront introuvables en vidéo, d'autres sont purement et simplement privées de distribution dans certains pays. La personnalité frénétique, allergique à toute forme de promotion, de protocole et même de cadre de Ferrara est documentée dans le Not Guily de l'Iranien Rafi Pitts, pour Cinéma de notre temps. Plutôt que de décrire sa méthode, Pitts retranscrit comme il peut le quotidien du bonhomme, toujours à fond qu'il s'agisse de filmer de la musique (une de ses ions) ou de harceler des pauvres new-yorkaises dans la rue. L'époque où cette intensité cocaïnée était acceptée par le petit monde du cinéma est révolue et il est un peu ostracisé.

Il entre dans les années 2000 avec un film de noël criminel complètement oublié, mais pourtant remarquable, Christmas, et poursuit avec Mary en 2005, exploration des relations entre Marie-Madeleine et Jésus sous le prisme d'un cheminement personnel. Une fois de plus, il met en scène une réflexion en cours, avec cette fois au casting Juliette Binoche, Forest Whitaker, Marion Cotillard ou encore Matthew Modine. Il lui a fallu deux ans pour trouver les fonds nécessaires, période qu'il souhaite lui-même traiter sous la forme d'un documentaire. Il se détourne encore un peu plus des circuits traditionnels.

 

Mary : photoJuliette Binoche voulait incarner le personnage depuis des années

 

Ses films intéressent les festivals, mais lui ne se reconnait plus dans une industrie de plus en plus éloignée de ses thématiques et surtout de sa manière d'envisager le 7e art. Quand Filmmaker magazine lui demande si Hollywood va dans la bonne direction, il répond : "Ouais. très loin de nous". Quant à Werner Herzog, qui prépare une suite à Bad Lieutenant avec Nicolas Cage ? "Il peut crever en enfer. Je déteste ces gens, ils craignent."

Envers et contre tout, il continue à cre un sillon singulier, à rebours des conventions et toujours aussi perché. Dans Go Go Tales, il retrouve Willem Defoe. C'est la vie du patron d'une usine à rêve (tiens ?), pleine à craquer de séquences de danse et de plans-nichons censés attirer le chaland sans trahir des coulisses glauques (tiens tiens...), lequel se retrouve à parier son avenir faute d'argent (tiens, tiens, tiens...). Difficile de ne pas faire un parallèle avec le rapport du cinéaste au Hollywood qu'il méprise, d'autant que la narration est toujours aussi trouble, semant le spectateur dans les recoins d'un club au bord de l'implosion.

 

Go Go Tales : photo, Willem DafoeLast Night in Go Go

 

Illumination et expériences (2007 - 2023)

En fait, cela fait déjà plusieurs années qu'il a physiquement pris de la distance avec les États-Unis. En 2003, il a emménagé à Rome, attiré comme d'autres cinéastes par les possibilités offertes par le cinéma européen ou plutôt chassé par le modèle américain. Ce n'est pas faute de fricoter avec Hollywood. Après la suite de Bad Lieutenant, Warner lui propose de participer à un projet de longue date : une adaptation de Dr Jekyll et Mr Hyde avec Forest Whitaker et 50 Cents. Mais il reste méfiant. "Je m'en fiche si je reçois 50 millions pour faire un film"  confie-t-il à The Guardian. "Mon existence, c'est faire des films, donc j'ai juste à continuer malgré tout. Tu veux faire des films sur téléphone ? Je suis là."

Toujours guidé par ses envies, il se lance plutôt dans une suite de documentaires, où il n'hésite pas à se mettre lui-même en scène, comme pour participer à tout prix aux histoires qu'il raconte. Il s'intéresse à des lieux célèbres et déplore généralement la dissipation de la mystique qui les entourait jadis. C'est le cas dans Chealsea on the Rocks en 2008, dans Napoli Napoli Napoli en 2009, dans Mulberry St. en 2010 et surtout dans The Projectionist en 2019, où en s'attardant sur l'un des derniers cinémas de quartier de New York, il fait l'éloge funèbre du milieu qui lui a permis de se faire connaître. Son cinéma est désabusé et ça transparaît dans ses fictions, meilleures quand elles traitent du é.

 

The Projectionist : photoNicolas Nicolaou, star de The Projectionist

 

La preuve avec deux de ses films les plus commentés des années 2010 : le fameux Gérard Depardieu, revendiquant une approche intime qui fait scandale. Et en effet, impossible de ne pas repérer le voyeurisme flagrant de l'entreprise, si peu de temps après les vrais évènements. L'intéressé intente un procès en diffamation, Anne Sinclair est révoltée de son existence, la presse s'acharne et la promotion vient empiéter volontairement sur festival de Cannes, qui ne l'a pas sélectionné. Beaucoup de bruit pour un film certes indécent, mais surtout inutile.

On aurait pu faire le même reproche à son Pasolini, qui relate la dernière journée de l'artiste italien (l'une des idoles de Ferrara), si la scène de son meurtre n'était pas un spectre qui plane sur tout le long-métrage. Chacune des pastilles de la vie du maître est comme empoisonnée par le clair-obscur de sa fin, assassinat perpétré dans l'ombre qu'il avait l'habitude d'arpenter, aussi bien dans ses oeuvres que dans la vie. Reçu relativement tièdement par une presse encore échaudée par Welcome to New York, il fait l'unanimité sur un point : l'interprétation de son comédien principal, Willem Dafoe.

 

Pasolini : photo, Willem DafoeDafoe, incroyable de justesse dans Pasolini

 

Les deux hommes sont inséparables. "On est comme des frères. Il commence des phrases et je les termine" assurait sur le tapis rouge cannois le comédien. Une collaboration remarquée dans 4h44 Dernier jour sur Terre, où le réalisateur répond à la fameuse question : que feriez-vous de la dernière journée avant l'apocalypse ? Selon lui, nous vivrions juste un plus intensément que la moyenne (et nous copulerions beaucoup).

Mais leur complicité prend tout son sens dans Tommaso, autoportrait une nouvelle fois désabusé du cinéaste, qui se dépeint en démiurge pervers et inaccessible émotionnellement. Si Ferrara s'entend aussi bien avec son acteur, c'est parce qu'il lui ressemble beaucoup, avec ses traits marqués, son allure vive et son goût pour un art à contre-courant. De tous les films, fictions ou documentaires, produits autour de la figure de Ferrara, c'est le plus apte à décrire sa personnalité, ses lubies et ses failles.

 

Tommaso : photo, Willem DafoeUn film avec beaucoup d'improvisation

 

Une mise à nu qui prend une ampleur spirituelle dans Siberia, sorti l'année d'après et qui concrétise le scénario écrit par le personnage de Tommaso dans le film. Le cinéaste ne quitte pas ses univers mentaux et nous entraine dans son cortex, toujours à travers son double, prouvant au age qu'il reste un sacré esthète. Et que le fil rouge de son oeuvre sera toujours une forme de spiritualité dont ceux qui l'employaient jadis sont désormais complètement dépourvus. Bouddhiste assumé, Ferrara a, semble-t-il, depuis cette période atteint une paix intérieure rassurante. Un indice dans Tommaso : il filme des réunions des A.A et conte des sevrages réussis.

Finalement, il aura toujours été en quête de liberté. Grâce aux drogues, en s'émancipant des drogues. Grâce aux studios, en s'émancipant des studios. Liberté dont il jouit toujours, près de 45 ans après The Driller Killer. Rarement un auteur aura autant mérité le titre "d'électron libre", aujourd'hui, on l'espère, apaisé.

 

Siberia : photoLe trip fantasmatique Siberia

 

Ainsi, que la promotion ait induit en erreur une large frange du public sur la nature de son dernier long-métrage parvenu en , Ethan Hawke n'est qu'un de ses nombreux vagabondages, bricolés sans se préoccuper de leur réception, comme à l'époque du bis guérilla tourné en bas de l'avenue.

Ils sont beaucoup à s'être désintéressés de son oeuvre, mais les fidèles apprécient justement cette absence de concession, qu'il aura quasi toujours défendue. Non pas par conviction fière, mais du fait de sa personnalité hors du commun.

La suite est réservée à nos abonnés. Déjà abonné ? Se connecter

Lisez la suite pour 1€ et soutenez Ecran Large

(1€ pendant 1 mois, puis à partir de 3,75€/mois)

Abonnement Ecran Large
Rédacteurs :
Tout savoir sur Abel Ferrara
Vous aimerez aussi
Commentaires
Veuillez vous connecter pour commenter
6 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Pat Rick
Pat Rick
il y a 1 année

Un réalisateur inégal mais certains de ses films sont vraiment très bons.

Boddicker
Boddicker
il y a 1 année

Un cinéaste génial et fascinant, inégal mais toujours ionnant, avec Friedkin, on en fait plus des gars comme ça…

Gugusse 0
Gugusse 0
il y a 1 année

Christopher walken en vampire blafard dans king of New-York.
Mon préféré de Ferrara

Good Lieutenant
Good Lieutenant
il y a 1 année

Rien à dire. Rarement consensuel. Transgressif mais génial.

Un génie de réalisateur.

Andarioch1
Andarioch1
il y a 1 année

Bad lieutenant était une violente claque dans la g…

Ghost Leopard
Ghost Leopard
il y a 1 année

Un de mes réalisateurs préférés.

A titre d’exemple, The Addiction est un film de vampire génial et d’une très grande esthétique en terme de direction photo.