Parmi les oeuvres, toutes fondamentalement provocatrices et explicites, de Paul Verhoeven, il en est une qui pousse la transgression au rang d'orfèvrerie : Spetters.
Les qualificatifs ne manquent pas lorsqu'il s'agit de définir la portée de l'oeuvre, absolument unique, de Paul Verhoeven. En plus de cinquante ans de carrière, celui que l'on surnomme un peu vite "le Hollandais violent" a défrayé la chronique à de nombreuses reprises, à coups de thématiques audacieuses, de sujets brulants et de saillies graphiques incomparables (et pas toujours bien comprises).
De Katie Tipell à Black Book en ant par La Chair et le Sang ou Basic Instinct, le réalisateur, originaire des Pays-Bas, mais aussi actif aux États-Unis et en , n'a jamais laissé tomber sa verve et son goût immodéré pour la provocation. Il existe pourtant un long-métrage, en l'occurrence le cinquième de la filmographie du cinéaste, qui repousse plus loin encore les limites de l'immoralité, en dépeignant une jeunesse hollandaise dépourvue de tous ses atours charmants : Spetters.
Glissade
En 1980, Paul Verhoeven sort de son premier succès international. Trois ans plus tôt, Le Choix du Destin (aussi connu sous le titre Soldier of Orange) avait en effet investi les salles obscures du monde entier, allant jusqu'à obtenir une nomination aux Golden Globes, dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère. Tiré des mémoires du légendaire résistant Eric Hazelhoff Roelfzema, Le Choix du Destin se prévalait, en prime de son parrainage par la reine Juliana et du soutien public de l'armée néerlandaise, du statut de film le plus cher jamais produit aux Pays-Bas à sa sortie.
Après cette plongée, plutôt appréciée, dans le milieu intellectuel hollandais (le film articulait son intrigue autour d'étudiants de l'université de Leyde), Verhoeven voit les portes d'Hollywood s'ouvrir devant lui lorsque la Fox tente de lui confier la réalisation de L'empire contre-attaque, suite attendue du succès Star Wars. Pourtant, le réalisateur choisit de brutalement changer de braquet, en livrant une oeuvre centrée autour d'une classe ouvrière désillusionnée et abandonnée. Spetters sort en 1980, et change drastiquement les perspectives d'avenir du cinéaste.
La motocross, son univers impitoyable
Dans la banlieue de Rotterdam, Rien, Eef et Hans sont trois jeunes désœuvrés, ionnés par la Motocross et par le parcours de l'une des plus grandes stars de la discipline, Gerrit Witkamp. L'équilibre du trio rêvant de grandeur est mis à mal par l'arrivée de Fientje, la nouvelle vendeuse de frites, ainsi que par l'accident de Rien, qui lui enlève l'usage de ses jambes alors que son avenir de pilote semblait tout tracé. Loin des hautes sphères de l'intelligentsia hollandaise, Verhoeven pose donc sa caméra au plus près du réel, et au coeur du quotidien d'une jeunesse délaissée par les élites, à la merci d'un avenir incertain.
Sauce hollandaise
Si Paul Verhoeven était jusqu'alors un trublion adoubé par le public, enthousiaste à l'idée de voir le réalisateur placer la société hollandaise face à toutes ses contradictions, Spetters amorce une inévitable rupture, celle du contrepoint brutal au Choix du destin et d'une bascule vers un extrémisme uniquement apte à engendrer un rejet viscéral. Du rebelle utile au perturbateur qu'on préfèrerait cacher, le fossé n'est pas si grand, et sera largement comblé par le cinquième long-métrage du cinéaste.
Embrassant comme toujours son bagage de documentariste, hérité de ses années au département audiovisuel de la marine néerlandaise, Verhoeven filme donc sans fard le quotidien dissolu de ses protagonistes, tristes condamnés de la classe prolétaire locale, mais toujours animés par d'intenses rêves de grandeur, quitte à se bruler les ailes. Car c'est ici que se situe la grâce (parfois insoupçonnée) du cinéma du Hollandais violent. Se refusant à tout naturalisme mal placé, Verhoeven touche juste en repérant la beauté dans l'ambition de chaque comportement, y compris le plus déviant. Tout, devant la caméra du réalisateur, devient une épopée à son échelle.
Comme souvent chez Paul Verhoeven, c'est une figure féminine qui incarne l'alpha et l'oméga de son intrigue : en l'occurrence, la vendeuse de frites incarnée par Renée Soutendijk, collaboratrice récurrente du réalisateur. L'arrivée en ville de la jeune Fientje est en effet le catalyseur des ions qui animeront les protagonistes de Spetters. Usant et abusant de son pouvoir de séduction, Fientje réduit les hommes à l'état d'objet inertes pour avancer sur le chemin de son propre rêve prolétaire : celui de partir, le plus vite et le plus loin possible.
De la même manière, les compétitions de motocross, loin d'être un simple accessoire esthétique, sont au coeur du récit et de la mise en scène de Spetters, en tant que vecteur principal de l'ascension des personnages. Divertissement ouvrier par excellence, les courses de bolides vrombissants sont dominées par Gerrit Witkamp, interprété par un impitoyable Rutger Hauer. é du côté de la réussite, jouissant d'une vie faste, Witkamp représente autant le modèle que la frustration d'un succès dont le trio central du film ne peut que rêver.
Alors évidemment, Spetters est trop honnête pour être mesuré, et la transgression guette à chaque instant. Verhoeven ne s'embarrasse d'aucune limite, et montre les choses telles qu'elles sont, y compris au sein de ce que le public le plus chaste pourrait qualifier de déviance. Il s'agit probablement majoritairement d'une démarche de sincérité que d'une volonté délibérée de choquer, quitte à déplaire. En témoigne la terrible scène du viol collectif, qui apportera finalement à sa victime la libération recherchée, tant pis pour la morale.
L'exil
La sortie du film est rocambolesque : devant le refus des financiers de produire une oeuvre si immorale, Paul Verhoeven et son scénariste Gerard Soeteman (lui aussi collaborateur habituel du cinéaste) fournissent une version allégée de l'intrigue. Mais le réalisateur utilisera bien le traitement original pour le tournage et le montage.
À son arrivée en salle, Spetters provoquera bien le scandale attendu, et le film sera qualifié de sexiste, handiphobe, homophobe ou encore anti-catholique. En d'autres termes, un sommet de décadence. La critique et le public qui l'avaient tant soutenu regardent désormais Verhoeven de travers, tandis que la Fox renonce, après la découverte du long-métrage, à lui confier L'empire contre-attaque. Assez troublé par la réception de son oeuvre, et par le manque d'ouverture à la radicalisation du cinéma hollandais, le réalisateur livre un dernier long-métrage trois ans plus tard, Le Quatrième Homme, avant de se diriger vers la production américaine avec La Chair et le Sang puis Robocop. Il ne reviendra aux Pays-Bas qu'en 2006, pour la sortie de Black Book.
L'expérience Spetters a toutefois du bon, et Verhoeven avouera à plusieurs reprises ne plus être aussi perméable à la critique après l'ouragan déclenché par son cinquième film. En 1995, une nouvelle bourrasque secoue la machine hollandaise à la sortie de Showgirls, conspué autant par la critique que par le public (encore). De l'aveu même du cinéaste, cette tempête aurait été plus difficile à affronter sans Spetters.
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Je l’ai vu il y a longtemps. Même si j’avoue que je ne me rappelle plus de tout ce qui s’y e, il y a cette scène de viol collectif qui est tout autant pénible à regarder que révélatrice de l’ambigüité de ce qu’éprouve sa victime (à l’instar du viol collectif dans la « Chair et le sang »).
Verhoven aime jouer avec la morale de nos sociétés et ses contradictions, et aussi une certaine perversité dans les échanges humains. On le retrouver tout autant dans ses premiers films que dans ses productions US. Aucune misanthropie chez lui ni le désir de choquer. C’est juste que rien n’est ni tout blanc ni tout noir, ni tout gris mais toujours pleinement humain.
En dehors de la censure de scènes crues, un film comme Spetter pourrait-il voir le jour aujourd’hui ?
Un excellent film de Verhoeven.