Films

Avant Squid Game et Black Mirror, ce thriller a inventé la téléréalité (et ses dérives mortelles)

Par Léo Martin
9 novembre 2023
MAJ : 18 décembre 2023
Le Prix du danger : ce film visionnaire sur les dérives de la TV réalité

Toujours aussi glaçant et prémonitoire, Yves Boisset anticipait, en 1983, la nature morbide des télé-réalités. 

Avant que le phénomène de la télé-réalité ne s’installe sur nos écrans et ne soit vivement critiqué, quelques visionnaires en avaient anticipé l’apparition. En 1980 déjà, La Mort en direct de Bertrand Tavernier fut l’un des tout premiers longs-métrages à annoncer la destruction de l’intimité avec l’avènement du voyeurisme de masse. Une première prémonition d’un futur où les caméras sont omniprésentes. 

Trois ans plus tard, un autre film de science-fiction français parvint à prédire les dérives de la télévision dite "réalité" de façon encore plus frappante. Ainsi, bien avant que The Truman Show (1998) n’en peigne l’impudeur ou qu’un Rollerball (2002) n’en dénonce la violence et la tricherie, c’est Le Prix du danger d’Yves Boisset qui a été précurseur. Un film désespéré, mais impitoyable, qui vise encore très juste aujourd’hui.

 

Le Prix du danger : Photo Michel Piccoli, Gérard LanvinOn a dit que ça visait juste 

 

genèse d’un projet audacieux

L’histoire du Prix du Danger commence avec la fascination d’Yves Boisset pour une nouvelle d’une dizaine de pages de Robert Sheckley. La littérature fantastique américaine du 20e siècle (avec des auteurs comme Philip K. Dick, Richard Matheson ou Ray Bradbury) consistait très souvent à évoquer des idées ou des inquiétudes à propos de l’avenir au sein de très courtes histoires. C’est ce type de format qui inspira notamment l’excellente série La Quatrième Dimension dans les années 50. 

La nouvelle du Prix du Danger est conçue exactement de cette manière. Sheckley y modernise le concept horrifique des Chasses du Comte Zaroff (une chasse à l’homme) en y ajoutant tout simplement des caméras et un public. C’est cette simple variation qui suffit à ionner Yves Boisset, au point de vouloir en porter le récit au cinéma pendant près de 15 ans. Il y voit ici une occasion idéale de caricaturer les outrances du divertissement télévisuel et du cynisme qu’il y voit.

 

Le Prix du danger : Photo Gérard LanvinLa littérale course à l’audimat

 

Yves Boisset et Jean Curtelin (son coscénariste) s'attaquent alors à un vaste travail d’interpolation pour augmenter la nouvelle originale et en faire un vrai scénario de film. Ils y construisent une intrigue plus complexe, mais les grandes lignes de l’histoire sont toujours les mêmes. Un homme s’engage volontairement dans un jeu où il sera poursuivi par 5 chasseurs déterminés à le tuer. S’il parvient à survivre, il est censé toucher une grosse somme d’argent. 

Pour le rôle de François Jacquemard (le protagoniste), Yves Boisset pense d’abord à Patrick Dewaere, qui est fort à l’aise dans les rôles de types provocateurs et/ou torturés. Malheureusement, le comédien n’est déjà plus à l’époque en grande forme et le cinéaste ne le voit pas se lancer dans de grandes cascades comme le film l’exige. À la place, c’est un jeune et prometteur Gérard Lanvin qui est choisi pour incarner le personnage. C’est ce rôle qui lancera sa carrière pour de bon et qui, en même temps, demeurera aussi l’un des meilleurs de toute sa filmographie. 

 

Le Prix du danger : Photo Gérard LanvinGérard Lanvin campe un héros orwellien, paumé et furieux 

 

du danger de déranger 

Lorsque Le Prix du Danger sort en 1983, il suscite une polémique considérable. Ce n’est pas une première pour Yves Boisset qui a l’habitude de la censure et des boycotts (comme avec son film sur la guerre d’Algérie : R.A.S). Néanmoins, c’est peut-être la première fois qu’il indigne aussi directement les médias français qui se sentent presque tous directement visés. Cela vaudra au long-métrage une très faible promotion à la télévision. 

Dans une interview donnée en 2013, pour la ressortie du DVD du film, Yves Boisset expliquera alors que c’est le personnage de Michel Piccoli (nommé Frédéric Mallaire) qui a particulièrement dérangé. En voyant le film, a une petite idée du pourquoi. Le présentateur de l’émission incarne en effet ce qu’il y a de plus sordide dans les médias, de par sa nature hypocrite et foncièrement inhumaine. Dépourvu de toute boussole morale, Mallaire ne sert que de pantin aux cols blancs de la chaîne de télévision. Et il s’en accommode très bien. 

 

Le Prix du danger : Photo Michel PiccoliMichel Piccoli est, comme toujours, extraordinaire dans un rôle d’une noirceur absolue

 

Le but du Prix du danger (l’émission) se révèle vite au travers du film comme une gigantesque farce kafkaïenne, mise en scène par Mallaire. Alors que la vie d’êtres humains est en jeu, le but du présentateur est de retenir l’attention du spectateur pour qu’il ne zappe pas pendant la publicité (un procédé qui vous est peut-être familier). Il use alors d’une telle manipulation des émotions du public que l’émission finit par le désensibiliser à la souf qu’il voit, devenu un objet de divertissement acceptable. Heureusement, Mallaire paraît si grotesque qu’aucun individu droit dans ses bottes ne devrait se sentir visé par son portrait. N’est-ce pas ?

Pourtant, de nombreuses personnalités de la télévision de l’époque se sont effectivement senties attaquées à travers le diabolique présentateur. Notamment, Michel Drucker, qui (d’après Yves Boisset) se serait reconnu dans l’une des scènes du film. Dans celle-ci, le personnage de Piccoli place un mot en hommage à la famine en Afrique. Et ce juste après un interlude dansant qui parodiait des tenues tribales avec un très mauvais goût. La séquence effleure le racisme et se révèle plus indécente encore quand des images d’enfants mourant de faim sont diffusées pour appuyer le propos de Mallaire. Drucker aurait eu un moment de télévision similaire. Mais Yves Boisset le jure : ce n’est qu’une (mal)heureuse coïncidence. 

 

Le Prix du danger : Photo Marie- PisierChoquée et déçue 

 

Hasard ou non, la scène n’en reste pas moins éloquente sur la télévision de son époque, mais aussi sur sa future mutation. L’instrumentalisation de ces horrifiques images pour profiter du voyeurisme du public (qui est déjà aiguisé du fait de ce qu’il regarde) est alors violemment dénoncée, et ce, avant que cela ne devienne un trait encore plus récurrent des médias traditionnels. 

Et en ce sens, le film n’est pas seulement visionnaire. Il est aussi attentif à l’actualité et au contexte dans lequel il sort. En 1982, l’ORTF a disparu, et la loi Filloux de 1982 a mis fin au monopole de l’État sur la programmation. Les chaînes de télévision privées naissent et elles formeront les fondations de nouveaux empires pour de voraces hommes d’affaires. Et comme pour chaque empire, il faudra quelques jeux du cirque pour gérer la populace. Des arènes, des joutes, des tortures ou même... des exécutions. Ce n’est rien de très nouveau finalement. 

 

Le Prix du danger : Photo Marie- Pisier, Bruno CremerLes spéculateurs sur la mort 

 

la société du spectacle

Le Prix du danger ne fait ainsi pas qu’anticiper la télé-réalité – qui finalement n’est qu’une manifestation parmi d’autres du divertissement moderne. Yves Boisset imagine ce que pourrait être la phase terminale de la société du spectacle, en tant que forme ultime d’un empire capitaliste moderne. Le pays dans lequel se déroule l’action du film n’est par ailleurs jamais nommé. Ce monde pourrait être allégorique. Une sorte de royaume de la décadente course au gain et où le bon sens a été anesthésié par un éternel opium du peuple.

Guy Debord, dans son essai nommé justement La Société du Spectacle, évoquait bien une aliénation des idées imposées par le biais des médias et afin de maintenir un pouvoir minoritaire au sommet de la chaîne alimentaire. Il explique ainsi que le divertissement fonctionne comme une propagande contrôlant le "rapport social [...] des personnes médiatisé par les images." Afin de s’échapper de cette emprise, il ne reste que la quête de la vérité (et non celle tordue par la réalité télévisée), qui est le thème principal du Prix du Danger. 

 

Le Prix du danger : Photo Michel Piccoli, Gérard LanvinLe loup et l’agneau

 

Toujours dans l’interview de 2013, Yves Boisset explique que l’obsession de ses personnages dans tous ses films est cette même recherche de la vérité. C’est ce qui explique que François Jacquemard, au cours de ses péripéties, perd vite de vue sa récompense monétaire. Quand il découvre que l’émission est truquée (pour maintenir l’audience, la production l’aide à s’en sortir), il se met hors de lui. Il comprend à quelle fin sa vie est sacrifiée. Il ne s’agit même plus d’un jeu mortel et amoral. Mais d’une sinistre machination où rien n’est vrai, hormis la pub. 

Le Prix du Danger ne se limite donc jamais à enfoncer des portes ouvertes. Oui, comme beaucoup d’autres films, il traite de la catharsis que nous aurons à voir de la violence sur notre écran. Il dénoncera l’absurdité de voir des prolétaires s’entre-tuer pour faire fructifier les intérêts des classes supérieures. Mais ça, un The Running Man (que l’on défend d’ailleurs dans un autre dossier) le fait tout autant. Et pourtant il est à des kilomètres de la puissance thématique du film de Boisset. Car l’ennemi véritable du film n’est pas la violence. Mais le mensonge. 

 

Le Prix du danger : Photo Gérard Lanvin, Michel PiccoliUn instant de folie pour un espoir de vérité

 

tuer le vrai 

C’est cette mort de la vérité qu’illustre Le Prix du danger avec sa fin si pessimiste, mais néanmoins prophétique. À la fin du film, François gagne l’émission, en partie grâce aux trucages de la production. Mais au lieu de profiter de sa popularité et de sa récompense, il se rebelle. Comme le résistant de 1984, il tente de faire sauter la machine par un coup d’éclat. Ce qui est évidemment impossible. Chacun nie la vérité et François est embarqué de force dans un asile de fou.

L’émission va donc continuer à enfumer ses spectateurs encore longtemps. Pour l’éternité peut-être. Elle malmènera nos joies et nos peines au prix d’une aliénation totale. C’est bien ce type de divertissement que dénonce le Prix du danger. La fiction n’est, elle, pas mauvaise, car on en connaît la fausseté. Le piège fatal est de travestir le mensonge en réalité absolue. Toutes les horreurs y seraient dédramatisées, car toutes auront la même valeur marchande. Vraies ou fausses : quelle importance ? Tant qu’elles font de l’audience. Guy Debord écrivait d’ailleurs que “dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux."

 

Le Prix du danger : Photo Gérard LanvinUne des fins de film les plus déprimantes qui soient 

 

Le Prix du danger est donc bien une œuvre cinématographique importante et qui continue de résonner avec pertinence aujourd’hui. Aussi brutale qu’intelligente, sa satire frappe plus fort que nombre de films ou de séries récents qui traiteraient de sujets similaires. Le film de Boisset dégomme sans problème American Nightmare ou Hunger Games, et surclasse les meilleurs épisodes de Black Mirror

Et c’est peut-être aujourd’hui plus que jamais le moment de le voir ou revoir, tandis qu’une télé-réalité Squid Game s’apprête à sortir sur Netflix. Malgré l’ironie noire de la série coréenne, celle-ci va être répliquée à l’identique pour reproduire ses jeux dangereux. Et les normes de sécurité autour de l’émission sont déjà vivement critiquées. Mais les spectateurs regarderont. Et les producteurs financeront. Au prix du danger. 

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Buck Ketran
Buck Ketran
il y a 1 année

Merci de parler de Robert Sheckley, cet auteur de SF est hyper méconnu comparé à tout ce qu’il a inspiré depuis, ça fait de bien de voir l’hommage rendu à l’auteur de l’original (on voit souvent citer Le prix du danger comme si le réalisateur du film était à l’origine du concept, contrairement aux films adaptés de superstars comme Dick qui ont toujours leur nom dans les discussions, ce qui devrait être le cas pour toutes les adaptations)

Eomerkor
Eomerkor
il y a 1 année

Rollerball (2002) ??? Euh… comment dire ? Parlons plutôt de celui de Norman Jewison (1975). Si le visuel est daté, il n’en reste pas moins une vraie réflexion sur le contrôle des masses laborieuses par une ploutocratie dirigiste et jalouse de ses privilèges. Du pain et des jeux. Un film culte avec un grand James Caan. Le remake de 2002 c’est … le « truc » que disait Jean Pierre Coffe quand il lançait des saucisses sur les plateaux. J’aime bien McTiernan mais là c’est pas possible !

yo
yo
il y a 1 année

effectivement yves boisset s est pas géné pour plagié le film allemand, et hollywood n ont plus avec running man, mais l interprétation de picolli est margistral, il est pourri jusqu ‘ à l os, et ses dirigeants aussi, la version allemande tient bien la route aussi, à voir en vostfr,
Yves boisset dans une interview d ‘époque a quand même roulé tout le monde, en soulignant le coté innovant de l histoire et réalisation aussi, petit canaillou,

Jeanne LM
Jeanne LM
il y a 1 année

Merci pour cet article !

Flash
Flash
il y a 1 année

En avance sur son temps c’est vrai.
Mais film très très moyen.

thierry A
thierry A
il y a 1 année

J’adore.
Il e plus trop a la tv, je me demande bien pourquoi… 🙂

J’ai appris récemment que le concept avait été adapté plus tôt en Allemagne en 1970 dans un tv film:
Das-Millionenspiel.
Il est sur YTube mais pas encore eu le temps d’y jeter un oeil.

TheRod92400
TheRod92400
il y a 1 année

Chef d’oeuvre absolu et je pèse mes mots, tellement en avance sur son temps.