Pas de vagues
Le récit d’Asura se déploie avec un point de départ fort simple : dans les années 70, quatre sœurs découvrent que leur père, figure apparemment irréprochable, mène une double vie et trompe leur mère depuis dix ans. Une révélation qui peut sembler mélodramatique pour certains et familière pour d’autres. Car chaque famille heureuse a en réalité ses secrets et les gère comme elle peut… souvent en évitant de faire des vagues. C’est encore plus important de ne ca aucun souci quand on est une femme vivant dans une société conservatrice.
« Faudrait-il ne jamais faire de vagues pour qu’une femme reste heureuse ? » s’interrogera Makiko, celle qui, des ses sœurs, ressemble déjà le plus à sa mère (elle qui tolère l’adultère de son mari). Cette question ne sera pas répétée ou appuyée avec force et fracas tout au long des sept épisodes d’Asura, mais Kore-Eda compte bien que nous – spectateurs attentifs – la gardions bien en tête. Toujours avec élégance et empathie, le réalisateur de l’Innocence ne force ici aucun discours moraliste. Mais son regard sur la famille japonaise n’en est pas moins partial.

De la révélation de l’adultère naît donc de nombreuses problématiques familiales qui alimenteront une étonnante fresque générationnelle et sur plusieurs années. De quoi justifier ce format de série pour Kore-Eda, qui ne sera pas juste un gadget ou un caprice, puisqu’elle lui offre le nécessaire pour aller au bout de ses ambitions. Bien entendu, ne vous attendez toutefois pas à trouver une série idéale pour du binge-watching : ici, pas de cliffhangers, de montées en tension ou d’explosion dramatique.
En tant que divertissement, Asura a pour défaut son rythme lent, c’est vrai. Mais dès lors qu’on cherche autre chose qu’un objet de divertissement, cette lenteur apparaît cruciale pour le sens de l’œuvre. Le rapport au temps de Kore-Eda est un acteur majeur de la série. La pesanteur sur la durée d’Asura sert bien entendu à développer ses personnages, mais aussi à ancrer dans notre point de vue une appréciation de ce qu’on pourrait appeler « les temps jadis ». Ce qui n’est pas, pour autant, de la béate nostalgie.
Au contraire, ces années 70 qu’on découvre ici sont loin d’être parfaites (on y reviendra). Il reste que cette tendresse que l’on ressentira pour un quotidien simple et révolu, on la partagera très volontiers avec Kore-Eda et ce, en acceptant d’avancer à son tempo. À bien des moments, Asura nous évoquera ainsi des émotions similaires à celles que l’on peut avoir quand on regarde de vieilles photos de famille et que soudain le souvenir vivace se confond avec l’image fixe.

Filmer l’immobile
Les sept épisodes s’organisent ainsi comme des chapitres de roman, chacun centré sur un moment clé de cette famille qui sera une étape de plus dans un voyage hors de l’immobilité de son époque. Car si dans sa langueur, Asura contemple avec affection un monde révolu, elle en décrit aussi la nature ordinairement mortifère. Celle d’un patriarcat traditionnel et sclérosé qui préférera toujours le statu quo aux conflits et transformations. Nos héroïnes auront comme quête d’apprendre peu à peu à incarner une fureur féminine plus contemporaine et moins apathique.
Et ce, chacune à leur façon. Tsunako, veuve, veut retrouver une vie et une sexualité après la mort de son mari ; Makiko, femme au foyer, questionne son destin, semble à celui de sa mère ; Takiko, bibliothèque solitaire, apprend à aimer sur le tard ; et Sakiko, la plus jeune, réinvente Rocky en soutenant son petit ami boxeur, à bout de bras, et avec une vigueur hors du commun. Kore-Eda compte sur son quatuor pour créer une force vive, féminine, capable de faire dérailler l’ordre ancien. Même si ce n’est jamais simple, la sororité doit aussi naître de tout ça et survivre aux aléas de l’existence, pour qu’enfin la société japonaise puisse avancer.

Dans sa forme, Asura est également une superbe occasion pour Kore-Eda d’évoquer toutes ses inspirations et ses maîtres, non pour les paraphraser, mais pour leur offrir une continuation. On retrouve notamment les séquences de trivialités en famille propre au cinéma de Yasujirō Ozu et Mikio Naruse. Des références évidentes pour mettre en scène la rupture générationnelle et la lente érosion des traditions face à la modernité (on pense au père du Goût du Saké (1962) à travers le personnage de Kotaro).
Et en même temps, ce monde peint par Ozu, dans lequel la place du patriarche est centrale, se retrouve défié. Le père n’échappe pas à ses responsabilités et ses fautes sont exposées. La grande question étant de savoir si elles doivent être pardonnées ou acceptées. La mère Takezawa choisira, elle, d’aller jusqu’au bout de son existence sans confronter son mari. Était-ce une bonne chose ? Voilà qui anime les discussions, mais aussi les silences, des quatre sœurs.
Ces échanges, parfois profonds, ressemblent autant à la vie qu’à du Tchekhov (difficile ne pas y voir quelque chose des Trois Sœurs ou d’Oncle Vania, entre autres). L’art du dialogue n’est jamais aussi virtuose que chez le dramaturge russe, mais une filiation est là. Comme dans son œuvre, ici les grandes décisions se joueront (ou ne se joueront pas) dans des moments d’apparente banalité.

Les quatre sœurs en marche
Afin de traiter d’une féminité japonaise en quête de modernité, il est évident que Kore-Eda s’est bien armé, car il a certainement très bien mené les choses. Avec quatre protagonistes, sur une durée de sept heures, il aurait pu aisément se perdre ou céder à la facilité en en dressant des archétypes utilitaires, par leur place dans le scénario ou dans la façon de diriger les comédiennes. Ce n’est jamais le cas. La précision de chaque dialogue, chaque émotion et chaque silence est méticuleuse. Qu’elles soient pathétiques ou sublimes, ces femmes sont réelles.
Sans doute que le point de vue de la romancière Kuniko Mukōda (autrice du original) a été d’un grand secours. On peut aussi estimer que l’influence d’une certaine Kinuyo Tanaka (actrice légendaire devenue réalisatrice de génie pour le cinéma féminin japonais) peut se faire sentir. On retrouve par exemple, dans le personnage de Tsunako, une petite touche de l’incroyable Fumiko de Maternité éternelle, notamment dans leur rapport à l’art, à la mort et à la sexualité.

Impossible de dire avec certitude qu’elles ont été les méthodes pour Kore-Eda d’obtenir des personnages si réussis. Mais de fait, avec des actrices aussi douées et une écriture remarquable, les sœurs Takezawa apparaissent comme des représentantes idéales de leur époque, tout en formant une erelle progressiste vers le nôtre. Notons quand même que leurs intrigues respectives sont parfois un peu inégales (celle de la benjamine, Sakiko, semble hors sujet à quelques moments, surtout durant le dernier épisode) et on peut le regretter.
Néanmoins, toutes les petites errances de la série sont vite pardonnées tant l’attachement qu’on aura eu pour ses soeurs pendant plusieurs heures est indéniable. Leurs peines, joies, rancunes… enfin tout ça se terminera pour elles et pour nous, avec une ultime réplique de Makiko qui viendra conclure (et de façon diablement satisfaisante) la plus importante problématique d’Asura. Un mot de la fin génial et un souffle contemporain en parfait accord avec l’énergie de la série et de son pétillant générique. On peut se réjouir… mais bon sang, c’est é trop vite !

Pour rappel sa série précédente, Makanai, toute aussi qualitative était sorti sur Netflix en 2023. Elle aussi ée sous les radars malgré une promo tout à fait honnête sur leurs réseaux, donc n’hésitez pas à aller y jeter un oeil. On y retrouve évidemment les thématiques chères à Kore-eda, qui parle du féminin nettement mieux et avec nettement plus d’élégance que toutes ces prod US qui se drappent d’un féminisme aussi lourdingue qu’opportuniste.
Ce qui démontre que c’est comme tout : ça peut être fait avec talent, ou avec le cul.
On ne le dira jamais assez, le catalogue Netflix se fouille; parce qu’il est loin d’y avoir que de la bouse.