Séries

Le trip mystique d’Al Pacino et Meryl Streep : Angels in America, la mini-série oubliée

Par Geoffrey Fouillet
14 mars 2024
MAJ : 15 mars 2024
Angels in America : photo, Meryl Streep, Meryl Streep, Emma Thompson, Al Pacino

Quand épopée rime avec modernité, cela donne Mike Nichols, adaptée de la pièce éponyme. Et c’est à se damner !

On a beau connaître la force de frappe d’Hollywood, elle nous surprend toujours, d’autant plus lorsqu’elle excède le champ du cinéma pour galvaniser celui de la télévision. Cette providentielle "remontada" du petit écran, encore considéré par certains comme le parent pauvre du 7e art (vraiment, on ne peut plus rien pour eux), advient surtout grâce à la chaîne HBO au tournant des années 2000. Les Sopranos ouvre bien sûr la voie, et dans son sillage, Angels in America permet au format sériel de décoller de plus belle.

C’est alors Mike Nichols, cinéaste fameux, célébré notamment pour Le Lauréat, qui chapeaute cette adaptation de la pièce de Emma Thompson pour les plus connus), Angels in America a tout du rouleau compresseur. Mais au-delà de sa fabrication, c’est la nature proprement délirante du projet qui sidère.

 

Angels in America : photo, Meryl Streep Gloire aux postiches !

 

TOTAL LOOK QUEER

New York, 1985. Posé ainsi, on pourrait s’imaginer dans un film de John Carpenter, mais il s’agit ni plus ni moins que du cadre spatio-temporel dans lequel se déroule Angels in America. Dans la ville qui ne dort jamais, du temps des années Reagan, plusieurs personnages se croisent sur fond d’épidémie du sida et de présages apocalyptiques. Parmi eux, Prior (Justin Kirk) annonce à son cont Louis (Ben Shenkman) qu’il est atteint du VIH, avant de recevoir la visite de l’Ange de l’Amérique (Emma Thompson) et d’être auréolé du titre de Prophète suprême. Oui, tout un programme !

Les intrigues parallèles ne manquent pas et ajoutent au capharnaüm ambiant. Un sentiment encore exacerbé par le jeu de travestissement auquel s’adonnent les comédiens, incarnant pour certains différents rôles. Meryl Streep interprète ainsi la mère de Joe (Patrick Wilson), le fantôme d’Ethel Rosenberg, envoyée sur la chaise électrique par Roy Cohn (Al Pacino), un rabbin et l’Ange d’Australie. De quoi solliciter l’équipe HMC (Habillage, Maquillage, Coiffure) à temps plein, et aiguiser nos facultés de super-physionomistes.

 

Angels in America : photo, Justin Kirk Drag Queen Forever

 

À vrai dire, ce joyeux petit bazar anticipe les dérapages transformistes du cinéma des Wachowski, notamment dans Cloud Atlas, où la confusion des genres sera là encore employée comme plaidoyer en faveur de l’impureté et contre l'intolérance. Ici, l’apparition du sida et ses ravages ne font alors que prolonger les mutations sociétales de l’époque, au cours de laquelle les identités hétéronormées accueillent, avec plus ou moins de bienveillance, le mode de vie "queer" et ses sexualités alternatives.

Angels in America se montre d’autant plus subversif lorsqu’il prête aux anges, notamment à celui de l’Amérique, un désir ardent et une orientation sexuelle libérée de tout carcan. La séquence d’orgasme centrale, ou le baiser sulfureux échangé à l’écran entre Emma Thompson et Meryl Streep ont sans doute fait grincer des dents les ultra-cathos, et on ne serait pas surpris non plus qu’ils se soient évanouis en apprenant au détour d’une réplique que l’Ange ayant copulé avec Prior possède huit vagins.

 

Angels in America : photo, Emma Thompson, Meryl Streep Destination : le 7e Ciel !

 

ABSOLUMENT DIVIN !

Là où la mini-série tient du pur prodige hallucinatoire, c’est d’abord dans l’existence de cette dimension céleste que la mise en scène matérialise avec un premier degré déconcertant. Quelques années seulement avant Constantine, voilà une représentation littérale et forcément un peu kitsch d’anges venus sur Terre, avec leurs ailes disproportionnées et leur ton très solennel. Pour autant, Kushner a conscience de flirter avec le mauvais goût, de même pour Nichols qui l’adapte, et tous deux privilégient l’humour pour désamorcer les rires involontaires que certaines visions pourraient susciter.

On pense au bégaiement intempestif de l’Ange de l’Amérique, comme à ses tirades sans fin qui s’achèvent au beau milieu d’une phrase, laissant Prior sur sa faim justement. Une manière jubilatoire de désacraliser les mythes religieux, leurs figures bibliques et l’emphase parfois sentencieuse qui les accompagne. Et à ce compte-là, le travail débridé sur les effets spéciaux, récompensé à juste titre aux Emmy Awards (les Oscars de la télévision), contribue à tourner en dérision cette iconographie grandiloquente.

 

Angels in America : photo, Simon Callow, Michael Gambon La mort leur va si bien

 

Mais qui dit Royaume des Cieux, dit spiritualité. Un peu à la façon de Six Feet Under, autre phénomène du petit écran estampillé HBO, également bercé par la musique de Thomas Newman, les personnages font face à leur peur de mourir à travers diverses confrontations mentales ou oniriques. Et selon les cas, des fantômes ou bien un ami imaginaire leur servent d’interlocuteurs. La frontière entre la réalité et le fantasme devient alors de plus en plus poreuse, d’où une perte de repères qui contribue largement à notre plaisir de spectateur.  

Il suffit de voir Harper (Mary-Louise Parker), la femme de Joe, s’engouffrer dans son frigo et débouler en Antarctique pour mesurer avec quelle facilité le récit se dérègle. C’est aussi dans ces moments-là que la sensibilité des personnages se révèle et les autorise à être plus vivants qu’ils ne le sont au quotidien. C’est le cas de Prior et aussi de Roy Cohn qui profitent d’être alités pour faire leur examen de conscience et achever leur mue, qu’elle soit synonyme de vie ou de mort.

 

Angels in America : photo, Justin Kirk, Ben Shenkman Quand vient le temps des aveux

 

(RE)NAISSANCE D’UNE NATION

Si Angels in America crée la sidération, c’est aussi au fond pour la bataille idéologique historique qui s’y déroule, avec d’un côté le vieux monde, replié sur des valeurs conservatrices, et de l’autre, le nouveau, animé par l’idée du changement et du progrès. Que l’intrigue ait lieu précisément au moment où le virus du sida se répand comme une traînée de poudre et touche indifféremment les gardiens du temple, comme Roy Cohn, et les marginaux de la société, comme Prior, ajoute à l’ampleur du combat.

Ce qui frappe peut-être encore davantage, c’est de constater le parallèle fait entre ces "gardiens du temple" et les anges, qui répugnent tout autant la rapidité avec laquelle les mœurs et les habitudes de vie évoluent sur Terre. Quand Roy Cohn demande à Belize (Jeffrey Wright), un infirmier, à quoi ressemble le paradis, il lui répond : "Une grande ville, avec des mauvaises herbes, un vent abrasif (…) les races, les goûts et l’Histoire, enfin vaincus, et vous n’êtes pas là".

 

Angels in America : photo, Al Pacino Ça sent mauvais pour lui

 

On sent évidemment l’affect particulier de Kushner et de Nichols pour la communauté juive du fait de leurs origines. Les images d’archives qui ponctuent le discours du rabbin, lors du premier épisode, portent justement sur les mouvements migratoires des populations juives, parties de Russie ou de Lituanie afin de vivre le rêve américain. Et c’est bien cette capacité de résilience, symptomatique d’un peuple largement éprouvé par le é et continuant de l’être, qui irrigue le discours fondamentalement optimiste de la pièce et de la mini-série.

"Il n’y a de miracles qu’en politique", déclare Louis à la toute fin. Une réplique qui a valeur de note d’intention à part entière, tant on assiste au bout du compte à l’avènement d’une nation métissée réconciliée. Alors oui, on nage un peu en pleine utopie multiculturelle, et alors ?  Après tout, c’est la force poétique du récit qui s’exprime ici, et il n’est pas anodin de quitter les personnages autour de la fontaine de Bethesda, située au cœur de Central Park, symbole de guérison par excellence.

 

Angels in America : photo, Ben Shenkman, Meryl Streep, Justin Kirk, Jeffrey Wright Ne cherchez plus, Les Quatre fantastiques, ce sont eux !

 

Odyssée à la fois tentaculaire et illuminée, Angels in America reste autant une date pour les accros du théâtre que pour ceux de la télévision. Nichols lui-même considéra que cette mini-série est l’accomplissement majeur de sa carrière, et on n’a aucune raison de vouloir lui donner tort. Après Les Sopranos (oui encore eux) ou Band of Brothers entre autres, HBO venait donc précipiter le petit écran dans un nouveau millénaire spectaculairement prometteur. Et depuis, nous voilà aux anges !

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Lili44
Lili44
il y a 1 année

Petite merveille de ton et d’interprétation. Oui, à redécouvrir d’urgence.

Nico1
Nico1
il y a 1 année

Il faut que je découvre ça de toute urgence

cooper
cooper
il y a 1 année

J’ai toujours voulu voir cette série mais j’ai jamais réussi a mettre la main dessus.

Oliviou
Oliviou
il y a 1 année

Merci pour ce bel article, et cette découverte.